Jean Giono – Les Grands Chemins

Jean Giono

Il y a des hommes qui aiment courir les routes à leur guise. S’arrêtant ici ou là pour travailler quand ils ont besoin d’argent, puis repartant au gré de leur fantaisie. A cette libre confrérie appartient le héros des Grands Chemins.
Maintenant que l’automne est bien avancé, il commence à se dire qu’il devrait chercher un coin où passer l’hiver au chaud. Il rencontre un jeune, noiraud et bouclé, à l’œil mauvais, qui raccommode sa guitare sur un pont. Ses mains le fascinent. Il se prend d’amitié pour lui. La spécialité de l’artiste, c’est le jeu. Il vit du jeu et pour le jeu. Il manque en mourir: des paysans lui martèlent le visage et les mains en représailles de ses tricheries. Son compagnon le sauve de justesse, mais jamais plus l’artiste ne pourra « filer la carte ». De là naît le drame qui s’achève sur le plateau cinglé par la pluie de printemps et le vent de montagne…

« Le ciel est aussi blanc que la terre. Il y a une telle épaisseur de neige sur tout que tout a disparu. A peine si une ligne noire comme un fil de tabac dessine le contour des arbres. On a frotté la gomme sur tout: la page est redevenue presque blanche. Les grands châtaigniers sont effacés; restent à peine des traces là où ils étaient. Le silence et le blanc font un tel vide qu’on a envie de mettre du rouge et des cris dans tout ça avec n’importe quoi. On ne veut pas se laisser aller. On a mille petites combines. Voilà à quoi servent les familles. Les femmes par ce temps-là sont des bénédictions. Pour dix minutes. Mais après? Refaire le monde entier: il en faut du matériel! On s’aperçoit qu’en temps ordinaire on a à portée de la main des petits riens qui sont tout. La sécurité ne réjouit pas. Ce qui compte, pour le bonheur, c’est de tout remettre en question. Être heureux c’est abattre des atouts, ou les attendre , ou les chercher. Forcer la main est magnifique. »

« Subitement, un matin, j’en ai marre. Je demande quoi, somme toute? Un peu d’amitié, ce n’est pas le diable! Je suis, je crois, impressionné par les déserts gris que nous traversons et par le mauvais temps qui arrive. Le regard de l’artiste est laid: d’accord. J’ai eu le temps de le voir se promener sur les choses et sur moi. Je ne lui demande pas d’être moins répugnant. Je m’en accommode. J’aimerais…je ne sais pas quoi! Si je me dis que j’aimerais la gentillesse, je reconnais tout de suite qu’il a le droit de n’être pas gentil, et d’ailleurs il l’est, à sa manière. Si je me dis que j’aimerais avoir un peu d’attention, je pense tout de suite que je suis un sacré couillon d’attacher de l’importance à des momeries qu’il pourrait très bien faire sans y penser, et qu’il fait d’ailleurs. Si je me dis que j’aimerais sentir un peu d’amitié je me demande ce que c’est l’amitié, puisque j’en ai pour lui et que ça signifie quoi? Je ne dais pas ce que j’aimerais mais, ce que j’ai, j’en ai marre. Je voudrais qu’il trouve tout seul ce qu’il faudrait faire. J’ai l’impression que, si une chose semblable arrivait, le soleil et la lune se mettraient à danser ensemble. »

« Alors, il se met à tripoter son paquet de carte comme s’il tirait sur un accordéon. Il le frappe, il le pince, il le soufflette, il le caresse, il l’étire et le referme. Il annonce: roi de pique, sept de carreau, trois de coeur, roi de trèfle, dame de coeur, neuf de pique, deux de carreau; et chaque fois la carte annoncée tombe. Il jette le jeu cartes dans le bassin de la fontaine et, quand il va y tomber, le jeu de cartes se regroupe dans sa main. Il me l’étale sous le nez en éventail, en fer à cheval, en roue, en flèche. Il fait couler les cartes de sa main droite à sa main gauche, en pluie, en gouttes, en cascades. Il leur parle, il les appelle par leurs noms; elles se dressent toutes seules hors du jeu, s’avancent, viennent, sautent. Il raconte de petites saloperies à la dame de coeur et la dame de coeur bondit jusqu’à sa bouche pleine de salive. Il dit que le roi de trèfle est jaloux; et le voilà qui vient. En effet, il a l’air jaloux; on dirait d’un coq. Puis il y a tout un imbroglio où se mêlent les rois, les dames, les valets. C’est une comédie à toute vitesse! »


Les Grands Chemins [9782070363117] – 80,00Dhs : LivreMoi.ma, Votre Librairie au Maroc.

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