Tahar Ben Jelloun nous livre ici le récit de douze années de rencontres avec Jean Genet. Les fulgurances de leurs conversations et les nombreuses anecdotes que recèlent ces souvenirs inédits jettent un jour nouveau sur cet écrivain secret et souvent mal compris. On y retrouve aussi toute la force et l’urgence des débats politiques et intellectuels du tournant des années quatre-vingt.
—Le voyageur sans bagage « Jean Genet est un homme seul. Il n’a pas de bagage. Les objets n’encombrent pas sa vie. Ils n’existent pas. Il a juste une petite valise et habite toujours dans des hôtels. Des hôtels situés souvent près des gares. Une façon d’être toujours prêt à partir. Genet part souvent. Jamais pour des vacances. C’est un nuage fou. Fou et libre. Il se pose n’importe où. Avec légèreté. Avec humour. Les concessions, c’est comme les objets, il les laisse pour ceux qui ont choisi de vivre dans la société telle qu’elle est ou telle qu’elle sera si un petit changement légal intervient. Reclus, seul dans la société qui l’a maudit, Jean Genet a des attaches. Ailleurs, dans d’autres territoires. Souvent lointains. Souvent habités par la détresse. Car Genet est un homme fraternel. Ses compagnons, il les reconnaît; il sait où ils sont, et il va vers eux où ils se trouvent: dans les bidonvilles du Maghreb, dans les ghettos d’Amérique, dans les territoires occupés en Palestine, au Japon, en Europe…Il s’est toujours reconnu dans ceux que la mort poursuit, ceux qu’on sépare de la vie, ceux qu’on chasse de leur terre, ceux dont on démolit la demeure et la culture, ceux que la brutalité institutionnelle refoule de l’histoire. »
—Question » Il m’avait demandé un jour: À ton avis, quel est le peuple le plus féminin? » Pour moi, ce ne pouvait être qu’un peuple méditerranéen. Je répondis: « La Grèce. » « Non, me dit-il, tu n’y es pas, le peuple le plus féminin, c’est le peuple allemand! Ce sont des brutes mais ils se soumettent vite, regarde comment ils ont obéi à Hitler, plus ils sont grands, forts, musclés, plus ils aiment se faire passer pour des femmes. Visconti qui était homosexuel a bien compris cela. Il a fait un bon film sur ce sujet, je crois qu’il s’appelle Les Damnés » »
—À Tanger « En marchant le long du boulevard Pasteur, Genet remarqua un groupe de jeunes gens, garçons et filles, assis sur un petit mur surnommé par les Tangérois « le mur des fainéants ». Il les regarda, s’arrêta, puis me dit: « Tu vois ces jeunes qui s’emmerdent là, si ton roi avait un minimum de respect pour son peuple, il affréterait des avions pour emmener ces jeunes gens voir l’exposition Van Gogh au Grand Palais à Paris. Oui, il les ferait accompagner de professeurs connaissant bien le sujet et je te garantis que ce voyage changerait la vie de ces lycées ou chômeurs. Oui, les emmener au musée, puis au théâtre et même à l’opéra. Tu trouves ça ridicule? Pas moi. Ça ne viendrait jamais à l’idée du roi et pourtant ça lui coûterait à peine ce qu’il dépense en un matin quand il part jouer au golf! » Cette idée belle et saugrenue, sublime et extravagante, m’a obsédé longtemps. J’y repense de temps en temps. Un jour, j’ai failli en parler au roi Mohamed VI, mais ce fut impossible, les quelques dois où je l’ai vu le protocole intervenait vite et me faisait comprendre qu’il fallait partir. Je pense que l’idée de Genet est toujours valable. Peut-être qu’un ministre de la Culture la réalisera un jour. »
— Saint Genet? « En août 1975, Genet me demanda de l’accompagner à Rabat. Nous fîmes ce voyage dans ma petite voiture. Il remarqua tout de suite les petits et les grands marabouts qui jalonnaient le paysage. Il me demanda comment on accédait à la sainteté au Maroc. Je ris et lui répondus: ça t’intéresse, toi? Ça te ferait plaisir qu’on érige un joli petit mausolée blanc sur ta tombe? Pour cela, il va falloir que tu te convertisses à l’islam et que tu fasses oeuvre de grande bonté! » à son tour il se moqua de moi, mais je sentis qu’il aimait ces tombeaux parfois construits en bordure de route. Puis après un instant, il me dit: « je sais qu’il y a des saints juifs au Maroc et qu’ils sont même très respectés par les musulmans! » C’est vrai. Des amis avaient dû de lui apprendre. Après la mort de Genet, Khatibi a écrit un texte sur son dernier livre, Un captif amoureux, qui se termine par ce paragraphe: » Au-delà de ce témoignage et en quelque sorte par-dessus mon épaule, j’affirme ceci sur Genet: malgré la folie intérieure de son oeuvre, malgré son art de la parade, une terrible volonté destructrice et funèbre, il faudrait joyeusement le canoniser à la marocaine, c’est-à-dire par un acte de théâtre, construire à Larache sur la tombe de Jean Genet une coupole qui ressemble à celle de nos marabouts et qui sortirait, par miracle, de la forme de son théâtre, de ses paravents face à l’Atlantique, canonisation ironique dans la procession des lectures à venir sur un rythme, une phrase tout océanique, là, là-bas, vers un soleil qui se couche. »
—Conversations sur la Palestine « Edmond El Maleh et Abraham Serfaty étaient condamnés par Genet du fait de leur judéité non trahie! Qu’exigeait-il d’eux? Non seulement ils devaient être sans la moindre ambiguïté avec les Palestiniens, mais ils auraient dû « tuer » le juif en eux. Cette intransigeance me déconcertait et je n’arrivais plus à plaider leur cause auprès de lui. L’engagement de Genet auprès des Palestiniens, comme avec les Blacks Panthers, était d’ordre mystique. Il les mettait au-dessus de tout et ne tolérait pas la moindre critique leur égard. Sa vision et son attitude ne correspondaient pas à la musique traditionnelle de la solidarité active des militants. Il épousait la cause de manière exclusive. Pas la moindre faille. D’ailleurs, est-ce que les Palestiniens comprenaient le sens invisible de cette solidarité particulière? du fait de son passé dont il ne parlait pas et surtout pas aux feddayin palestiniens, du fait de ses engagements à partir des années soixante, il comblait d’immenses trous laissés derrière lui. Il en faisait trop pour effacer les années où l’aventure et les voyages l’emportaient sur la politique. On ne pouvait pas émettre la moindre réserve sur les Palestiniens. Mais au fond, mon ami Edmond El Maleh était pareil, lui ne supportait pas la plus petite critique sur le Maroc, pas le Maroc officiel bien sûr, mais son Maroc profond, intime, qu’il portait en lui comme un trésor, une source d’eau claire et sacrée. »
— Genet accusé « Genet n’était pas antisémite. Il n’était pas le genre à se justifier, à vous dire par exemple comme les vrais antisémites: « D’ailleurs, j’ai des amis juifs. » Non, lui, ne confondait pas les juifs avec les Israéliens et leur politique. Il lui arrivait de dire « des Juifs ont fait… » mais il était incapable de sentiments de discrimination. Ses colères étaient justifiées par un état de fait, par des évènements scandaleux et inadmissibles. Jamais il ne réagissait au chantage de ceux qui lui disaient: « Tu critiques la politique d’Israël ou le sionisme, alors tu es antisémite. » Il balayait d’un revers de la main ce genre d’arguments. »
— Genet est mort « Il aura été le dernier intellectuel « engagé » (il avait horreur de ce mot) en France. Cette figure a disparu aujourd’hui du paysage français. Il manque à cette nation un Genet, un Foucault, un Claude Mauriac, des hommes qui savaient porter haut et fort leur indignation et qui ne sélectionnaient pas les domaines où leur colère devait s’exprimer. Sartre était un homme engagé, respecté pour cela, discuté aussi à cause de certaines erreurs. Genet était un « agitateur », un comédien doué pour faire passer le message même quand les médias faisaient la sourde oreille. Il n’avait rien à perdre. Toute sa vie, il l’a passée à fuir, à éviter la police, à jouer au plus malin avec les contrôleurs tous azimuts, il n’avait pas de domicile, pas de garde robe, pas de hobby, pas de réputation à sauvegarder, pas de famille, pas de racines. Il a tout rejeté et a fait de sa vie une éternelle insatisfaction, celle d’un rebelle-né jamais content. »
Jean Genet, Menteur Sublime [9782070130191] – 210,00Dhs : LivreMoi.ma, Votre Librairie au Maroc.
Tu sais actuellement je suis déçu de la littérature des auteurs de culture arabe et surtout maghrébine. merci quand même pour le partage.
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Côté déception, beaucoup de redites parasitent ce récit. Il aurait pu se contenter de 80 pages au lieu de 200 (si Tahar 3aynou kbira)! Gardons espoir
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Moi j’ai plus espoir en eux apres tant de déceptions !
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[…] Sur Tanger: » Ma ville a subi le viol de l’aigle taillé dans le roc de Tarik. Les ries se sont faites dans le sillage du songe. Des chaumières sont nées de l’encens du paradis : les nomades ont quitté l’ombrage de l’olivier et sont venus écouter la mer sur l’aile verte de l’oiseau ému. La montagne ne porte plus dans ses flancs que les infirmes abandonnés depuis la guerre du Rif à l’étreinte de la mort. Ils fument le kif qu’ils cultivent et habitent leurs souvenirs. La ville. Le rêve se décompose. La désillusion est lente : l’hirondelle bat de l’aile et touche le sable ; elle dit l’absence ; elle dit la vague et l’écume réconciliées au seuil d’une mémoire graciée par le soleil. La mort travestie voyage la nuit sur un âne docile ; elle refuse l’envol sur les grèves du matin ; elle a longtemps eu les pieds nus et le front en bois lisse avant de devenir l’étoile voyageuse qui s’éteint au lever du jour ; elle sort du roc, lame vive, chante la migration du destin. « […]
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