Ni d’Eve ni d’Adam — Amélie Nothomb

Dans « Ni d’Eve ni d’Adam », Amélie Nothomb revient  sur la période où elle vivait au Japan et met en scène un Tokyoïte très singulier auquel elle a été fiancée.

« Il me rendait heureuse. J’étais toujours joyeuse de le voir. J’avais pour lui de l’amitié, de la tendresse. Quand il n’était pas là, il ne me manquait pas. Telle était l’équation de mon sentiment pour lui et je trouvais cette histoire merveilleuse. C’est pourquoi je redoutais des déclarations qui eussent exigé une réponse ou, pire, une réciprocité. Mentir en ce registre est un supplice. Je découvrais que ma peur n’était pas fondée. De moi, Rinri attendait seulement que je l’écoute. Comme il avait raison ! Écouter quelqu’un, c’est énorme. Et je l’écoutais avec ferveur. Ce que j’éprouvais pour ce garçon manquait de nom en français moderne, mais pas en japonais, où le terme de koi convenait. Koi, en français classique, peut se traduire par goût. J’avais du goût pour lui. Il était mon koibito, celui avec lequel je partageais le koi : sa compagnie était à mon goût. En japonais moderne, tous les jeunes couples non mariés qualifient leur partenaire de koibito. Une pudeur viscérale bannit le mot amour. Sauf accident ou accès de délire passionnel, on n’emploie pas ce mot énorme, que l’on réserve à la littérature ou à ces sortes de choses. Il avait fallu que je tombe sur le seul Nippon qui ne dédaignait ni ce vocabulaire ni les manières ad hoc. Mais je me rassurai en pensant que l’exotisme linguistique devait avoir largement contribué à cette bizarrerie. Il n’était pas indifférent que les déclarations de Rinri s’adressant à une francophone s’énoncent soit en français, soit en japonais : la langue française représentait sans doute ce territoire à la fois prestigieux et licencieux où l’on pouvait s’encanailler de sentiments inavouables. L’amour est un élan si français que d’aucuns y ont vu une invention nationale. Sans aller jusque-là, je reconnais qu’il y a dans cette langue un génie amoureux. Peut-être pouvait-on considérer que Rinri et moi avions chacun contracté l’inclination typique de la langue de l’autre : lui jouait à l’amour, grisé par cette nouveauté, et moi je me délectais de koi. Ce qui prouvait combien nous étions tous deux admirablement ouverts à la culture de l’autre. »

« Le concept de liberté est un sujet rebattu dont les premiers mots me font bâiller. L’expérience physique de la liberté, c’est autre chose. On devrait toujours avoir quelque chose à fuir, pour cultiver en soi cette possibilité merveilleuse. D’ailleurs, on a toujours quelque chose à fuir. Ne serait-ce que soi-même. La bonne nouvelle, c’est que l’on peut échapper à soi-même. Ce que l’on fuit de soi, c’est la petite prison que la sédentarité installe n’importe où. On prend ses cliques et ses claques et on s’en va : le moi est tellement étonné qu’il oublie de jouer les geôliers. On peut se semer comme on sèmerait des poursuivants. »

« On tombe amoureux de ceux que l’on ne supporte pas, de ceux qui représentent un danger insoutenable. Schopenhauer voit dans l’amour une ruse de l’instinct de procréation : je ne puis dire l’horreur que m’inspire cette théorie. Dans l’amour, je vois une ruse de mon instinct pour ne pas assassiner autrui : quand j’éprouve le besoin de tuer une personne bien définie, il arrive qu’un mécanisme mystérieux – réflexe immunitaire ? fantasme d’innocence ? peur d’aller en prison ? – me fasse cristalliser autour de cette personne. Et c’est ainsi qu’à ma connaissance, je n’ai pas encore de meurtre à mon actif. »

« Dès l’aéroport d’Hiroshima, j’eus une impression très spécifique : nous n’étions pas en 1989. Je ne savais plus en quelle année nous étions : certes, pas en 1945, mais cela ressemblait aux années cinquante ou soixante. Le choc atomique avait-il ralenti le cours du temps ? Les constructions modernes ne manquaient pas, les gens étaient habillés normalement, les véhicules ne différaient pas de ceux du Japon entier. C’était comme si, ici, les êtres vivaient plus fort qu’ailleurs. Habiter une ville dont le nom signifiait, pour la planète entière, la mort avait exalté en eux la fibre vivante ; il en résultait une impression d’optimisme qui recréait l’ambiance d’une époque où l’on croyait encore en l’avenir. Ce constat m’atteignit au cœur. Je fus d’emblée bouleversée par cette ville à l’atmosphère déchirante de bonheur courageux. Le musée de la Bombe me stupéfia. On a beau le savoir, les détails de l’affaire dépassent l’imagination. Les choses y sont présentées avec une efficacité qui confine à la poésie : on parle de ce train qui, le 6 août 1945, longeait la côte en direction d’Hiroshima, y conduisant, entre autres, des travailleurs du matin. Les voyageurs regardaient mollement la ville par les fenêtres des wagons. Ensuite le train entra dans un tunnel et, quand il en sortit, les travailleurs virent qu’il n’y avait plus d’Hiroshima. En me promenant dans les rues de cette ville de province, je pensai que la dignité japonaise trouvait ici son illustration la plus frappante. Rien, absolument rien, ne suggérait une ville martyre. Il me sembla que, dans n’importe quel autre pays, une monstruosité de cette ampleur eût été exploitée jusqu’à la lie. Le capital de victimisation, trésor national de tant de peuples, n’existait pas à Hiroshima. »

« Le mont Fuji est là, devant moi. Je tombe à genoux. Personne ne sait combien il est grand. J’ai trouvé l’endroit d’où on le voit en entier. Je hurle, je pleure, que tu es immense, toi qui m’annonces la vie ! Que tu es beau ! Le salut me foudroie les tripes, je me déculotte et me vide. Mont Fuji, je te laisse là un témoignage impérissable qui te prouve que tu n’as pas affaire à une indifférente. Je ris de bonheur. Midi pile. Je regarde la ligne de crête, je n’ai plus qu’à la suivre, mes yeux évaluent six heures de marche jusqu’à la vallée. Ce n’est rien quand on sait qu’on va vivre. Je cours le long de la ligne de faîte. Pendant six heures de soleil et de bleu du ciel, je vais avoir le mont Fuji pour moi seule. Ces six heures ne suffiront pas à contenir mon extase. L’exaltation me tient lieu de combustible : il n’en est pas de meilleur. Jamais Zarathoustra n’a couru si vite et avec tant d’ivresse. Je tutoie le Fuji, je danse sur la crête. C’est sublime, je voudrais que cela ne s’arrête jamais. Ces six heures sont les plus belles de ma vie. Je marche ma joie. Je sais pourquoi une musique de triomphe s’appelle une marche. Le mont Fuji remplit le ciel, il y en a pour tout le monde, mais je l’ai en entier pour moi seule, les absents ont toujours tort. Personne autant que moi ne sait combien le Fuji est grandiose et superbe, ce qui ne l’empêche pas d’être le plus agréable des compagnons de route. Il est mon meilleur ami. Zarathoustra ne se mouche pas du coude. »
Ni D’Eve Ni D’Adam [9782253124542] – 80,00Dhs : LivreMoi.ma, Votre Librairie au Maroc.

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