Un homme qui dort

« Il n’est même pas nécessaire que tu sortes de ta maison. Reste à table et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois absolument silencieux et seul. Le monde viendra s’offrir à toi pour que tu le démasques, il ne peut faire autrement, extasié, il se tordra devant toi. »


« Dans le silence de ta chambre, le temps ne pénètre plus, il est alentour, bain permanent, encore plus présent, obsédant, que les aiguilles d’un réveil que tu pourrais ne pas regarder, et pourtant légèrement , tordu, faussé, un peu suspect : le temps passe, mais tu ne sais jamais l’heure, le clocher de St. Roch ne distingue pas le quart, ni la demie, ni les trois quarts, l’alternance des feux croisement de la rue Saint-honoré et de la rue des Pyramides n’interviennent pas chaque minute, la goutte d’eau ne tombe pas chaque minute. Il est dix heures, ou peut être onze, car comment être sûr que tu as bien entendu, il est tard, il est tôt, le jour naît, la nuit tombe, les bruits ne cessent jamais tout à fait, le temps ne s’arrête jamais totalement. »

« Tu n’es plus qu’un œil, un œil immense et fixe, qui voit tout, aussi bien ton corps affalé, que toi, regardé regardant, comme s’il s’était complètement retourné dans son orbite et qu’il te contemplait sans rien dire, toi, l’intérieur de toi, l’intérieur noire, vide, glauque, effrayé impuissant de toi. Il te regarde et te cloue. Tu ne cesseras jamais de te voir, tu ne peux rien faire, tu ne peux pas t’échapper, tu ne pourras jamais : même si tu parvenais à t’endormir si profondément que nulle secousse, nul appel, nulle brûlure ne sauraient te réveiller, il y aurait encore cet œil, ton œil, qui ne se fermera jamais, qui ne s’endormira jamais, tu te vois, tu te vois te voir, tu te regardes te regarder. Même si tu t’éveillais, ta vision demeurerait identique, immuable. Même si tu parvenais à t’ajouter des milliers, des milliards de paupières, il y aurait encore, derrière, cet œil, pour te voir. Tu ne dors pas mais le sommeil ne viendra plus. Tu n’es pas éveillé et tu ne te réveilleras jamais. Tu n’es pas mort et la mort même ne saurait te délivrer. »

« Tu n’es pourtant pas de ceux qui passent leurs heures de veilles à se demander s’ils existent, et pourquoi, d’où ils viennent, ce qu’ils sont, où ils vont. Tu ne t’es jamais sérieusement interrogé sur la priorité de l’œuf ou de la poule. Les inquiétudes métaphysiques n’ont pas notablement buriné les traits de ton noble visage. Mais rien ne te reste de cette trajectoire en flèche, de ce mouvement en avant où tu as été, de tout temps, invité à reconnaître ta vie, c’est-à-dire son sens, sa vérité, sa sensation : un passé riche d’expériences fécondes, de leçons bien retenus, de radieux souvenirs d’enfance, d’éclatant bonheurs champêtres, de vivifiants vents de large, un présent dense, compact, ramassé comme un ressort, un avenir généreux, verdoyant, aéré. Ton passé, ton présent, ton avenir se  confondent. »

« Au fil des heures, des jours, des semaines, des saisons, tu te déprends de tout, tu te détaches de tout. Tu découvres, avec presque, parfois, une sorte d’ivresse, que tu es libre, que rien ne te pèse,  ne te plait ni ne te déplait. Tu trouves dans cette vie sans usure et sans autre frémissement que ces instants suspendus que te donnes, un bonheur presque parfait, fascinant, parfois gonflé d’émotions, nouvelles, tu connais un repos total, tu es, à chaque instant, épargné, protégé. Tu vis dans une bienheureuse parenthèse, dans un vide plein de promesses et dont tu n’attends rien. Tu es invisible, limpide, transparent. Tu n’existes plus : suite des heures, suite des jours,  le passage des saisons, l’écoulement du temps, tu survis, sans gaieté et sans tristesse, sans avenir et sans passé, comme ça, simplement, évidemment. »

« Libre comme une vache, comme une huître, comme un rat ! Mais les rats ne cherchent pas le sommeil pendant des heures. Mais les rats ne se réveillent pas en sursaut, pris de panique, trempés de sueur. Mais les rats ne se rongent pas les ongles, et surtout pas méthodiquement, pendant des heures entières, jusqu’à ce que l’extrémité de leurs griffes ne sont plus qu’une plaie diffuse. »

« Tu as tout à apprendre, tout ce qui ne s’apprend pas : la solitude, l’indifférence, la patience, le silence. Tu dois te déshabituer de tout : d’aller à la rencontre de ceux que si longtemps tu as côtoyés, de prendre tes repas, tes cafés à la place que chaque jour d’autres ont retenue pour toi, ont parfois défendue pour toi, de traîner dans la complicité fade des amitiés qui n’en finissent de se survivre, dans la rancœur opportuniste et lâche des liaisons qui s’effilochent. »

« Tu n’as guère vécu, et pourtant, tout est déjà dit, déjà fini. Tu n’as que vingt-cinq ans, mais ta route est toute tracée. Les rôles sont prêts, les étiquettes : du pot de ta première enfance au fauteuil roulant de tes vieux jours. Tes aventures sont si bien décrites que la récolte la plus violente ne ferait sourciller personne. Tu auras beau descendre dans la rue et envoyer dinguer les chapeaux des gens, courir la tête d’immondices, aller nu-pieds, publier des manifestes, tirer des coups de revolver au passage d’u quelconque usurpateur, rien n’y fera : ton lit est déjà fait dans le dortoir de l’asile, ton couvert est mis à la table des poètes maudits. »

Un Homme Qui Dort [9782070382880] – 80,00Dhs : LivreMoi.ma, Votre Librairie au Maroc.

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