Cinquante-neuf ans. L’heure des bilans…En plus, ça rime !
Un jour, une femme reçoit une lettre de sa caisse de retraite : « Madame, vous avez 59 ans, il est temps de préparer votre dossier… » Elle est stupéfaite. Qui a 59 ans ? Pas elle, tout de même, qui mène une vie trépidante et travaille comme une folle. Non c’est impossible. Hélas, si ! Elle ouvre une grosse malle pleine de papiers et de souvenirs. Toute sa vie lui saute à la figure. Adolescente fauchée, erreurs de jeunesse, et puis la rencontre avec l’homme de sa vie. Entre elle et lui, le grand amour, souvent l’anarchie, parfois la guerre. Trente ans de bonheur, en somme. Le bonheur, c’est comme les lunettes : on les cherche alors qu’on les a sur le nez…
« La CNAVTS. C’est quoi, ça ? Sûrement un de ces organismes chargés de vous réclamer de l’argent. Soit légalement exigible. Soit moralement obligatoire avec des photos de petits enfants mourant de faim, de débris à peine humains de lépreux, de vieilles femmes hagardes sur des grabats. Vous êtes d’accord pour envoyer un chèque. Seule question qui vous tracasse parfois : « Comment ont-ils tous mon adresse ? » Bon. Que dit la CNAVTS ? Madame, vous avez 59 ANS…Hein ? Qui a cinquante-neuf ans ? Vous ? Non. Ce n’est pas vrai. Mais de quoi se mêlent-ils, à la CNAVTS, de vous rappeler ce fait déplaisant que vous n’avouez plus jamais. Même à vos petits-enfants, lors de vos anniversaires (vous vous contentez d’une seule et discrète bougie sur le gâteau) : « Mamie a toujours vingt ans dans son cœur, mes chéris. » vous avez, sans le leur dire, rajeuni vos enfants de cinq ans. Vous envisagez même de falsifier, comme votre mère, la date de votre naissance sur votre passeport. Quand on vous prend en photo, vous enlevez précipitamment vos lunettes. Justement vous les cherchez, vos lunettes, pour lire la suite de cette lettre odieuse de cette CNAVTS inconnue. Elles ont encore disparu, les sales bêtes. Vous les retrouvez à tâtons, tapies goguenardes sous votre couette. Vous êtes absolument sûre de ne pas les avoir posées là. Madame, vous avez 59 ans. (On sait, on sait, bande de malpolis !) Bientôt, vous pourrez demander votre retraite de la sécurité sociale… Quoi, la Retraite ? Ils sont fous à la sécurité sociale ! Vous êtes en pleine forme (ou presque). Vous travaillez dix heures par jour (enfin, six !). Vous gagnez bien votre vie. Vous bourdonnez dans l’existence comme une abeille dans sa ruche. Pas question d’arrêter. »
« Vous êtes en train de déguster un poisson grillé sur la plage, au bord du lagon, en compagnie d’un fascinant polar d’Ed McBain, quand un colosse noir, à une table à quelques mètres de vous, attire votre attention. Il déjeune seul, lui aussi, mais bruyamment. Passe ses commandes d’une voix tonitruante à une horde de garçons agités qui font un va-et-vient incessant entre lui et la cuisine. Visiblement un personnage important. Qui s’ennuie. Brusquement, il se lève et vient s’asseoir à votre table. Vous êtes indignée de cette intrusion malpolie mais vous restez impassible, continuant à lire comme si vous n’aviez pas remarqué sa présence. — Vous lisez ? demande-t-il en anglais.
Allons bons ! Votre gigantesque gorille noir est non seulement mal élevé mais complètement crétin. Vous ne levez même pas les yeux de votre cher polar et dédaignez de répondre.
— Vous n’aimez pas les Noirs ? interroge-t-il, visiblement mécontent.
De mieux en mieux. Un de ces bonshommes qui vous accusent de racisme si vous avez le culot de ne pas désirer faire la conversation avec eux.
— Non, je n’aime pas les Noirs, répondez-vous froidement, quand ils me dérangent dans ma lecture.
Le personnage se lève, furieux, en renversant sa chaise et rentre dans l’hôtel marmonnant des menaces. Les garçons du restaurant ont assisté à la scène, pétrifiés. L’un d’eux s’approche de vous et vous chuchote :
— Vous savez qui c’est ? — Non — Amin Dada. Eh bé ! Vous vous êtes souvent demandé ce qui vous serait arrivé dans la vie si vous vous étiez laissé draguer par Amin Dada. Vous seriez devenu la première dame de l’Ouganda ? Vous auriez fini, coupée en morceaux et dévorée par les crocodiles ? La vie est pleine d’occasions manquées. »
« Alexandre se met à gueuler à son tour. Vous n’êtes qu’une emmerdeuse et une idiote par-dessus le marché. La voix appartient à une jeune secrétaire venue faire du classement dans ses papiers. Vous piaillez que le coup de la secrétaire, vous connaissez. Le misérable ment, c’est évident. — Pauvre conne ! Gronde alors le tendre Amour de votre vie. — Salaud ! salaud ! fous le camp ! hurlez-vous. — Au plaisir de ne jamais vous revoir, Madame ! Il claque la porte. Et rentre chez lui. Quinze jours se passent. Aucune nouvelle d’Hitler. Le jour de votre fête. Un somptueux buisson d’azalées qui ne rentre pas dans l’ascenseur vous est apporté par un fleuriste haletant et mécontent d’avoir dû monter cet énorme arbuste dans ses bras. Aucune carte n’accompagne le prodigieux bosquet. Vous savez bien que c’est LUI. Vous décidez de feindre de l’ignorer et votre amertume est telle que vous refusez même de regarder et d’arroser les pauvres fleurs qui se meurent tristement, exilées dans un couloir obscur. Trois semaines plus tard, Alexandre vous écrit pour vous reprocher votre manque d’éducation. Quand on reçoit un parterre d’azalées très beau, très cher, on a la politesse de remercier. Vous vous jetez immédiatement sur votre feutre japonais et vous répondez : 1° que vous ne vous doutiez pas une seule seconde de l’origine de ces quelques fleurs, arrivées sans carte. Vous avez remercié dix autres administrateurs ; 2° Que vous détestez les azalées ; 3° Que vous ne voulez plus rien avoir à faire avec un homme assez vulgaire pour faire allusion au prix des bouquets qu’il envoie. Puisque cet affreux pot d’azalées a tellement pesé sur son budget, vous ne voulez pas en priver l’Autre –celle qui répond au téléphone chez lui- et vous le lui renvoyez. Vous convoquez une société de fret par camionnette et vous faites livrer votre missive, accrochée au squelette du malheureux arbuste desséché, au bureau du Grand Salaud, chez son éditeur (où vous escomptez bien un petit scandale). Le soir même, on sonne à la porte. Vous regardez par l’œilleton avant d’ouvrir. C’est Alexandre qui tient quelque chose caché dans son dos. Un calibre 38 pour vous abattre ? Vous saisissez votre parapluie (vous ne mourrez pas sans vous défendre) et vous ouvrez courageusement la porte. Alexandre vous tend alors une énorme boite de caviar. — Tiens, bougresse de mule ! murmure-t-il, tendrement. — Rat d’égout ! susurrez-vous, avec amour. — On fait la paix ? — On fait la paix. »
« Puis le zappeur est entré dans votre vie. Au début, vous avez été enchantée. Changer de chaîne sans décoller votre derrière du canapé, quel progrès prodigieux ! Malheureusement, vos héritiers ont compris l’intérêt du zappeur une minute avant vous et s’en sont emparés. Ce sont eux qui zappent, jamais au moment où vous auriez zappé vous-même. Malgré vos cris de colère, vous avez dû regarder des tranches de matches de foot, des morceaux de variétés débiles, des passages de films de science-fiction auxquels vous ne comprenez rien. Quand vous avez récupéré votre zappeur, au départ des enfants, vous avez constaté que : — Le zappeur a tendance à s’enfouir comme une taupe dans les coussins pendant que vous êtes parties aux toilettes, profitant de la pub. Le temps que vous le retrouviez, l’héroïne s’est mariée quatre fois et a eu dix enfants ;
— Le zappeur rend fou. Vous tentez de temps à autre de regarder, grâce à lui, trois films à la fois. Vous en tirez la conclusion que sainte Thérèse de l’enfant Jésus est partie avec Luis de Funès dans un vaisseau spatial combattre l’Exterminator ;
— Le zappeur n’est d’aucune utilité pendant les Informations. Au contraire. Les journalistes parlent tous des mêmes sujets mais dans le désordre. Vous entendez cinq fois l’avis de l’arrêt de travail des pilotes d’avion, grands spécialistes des grèves les veilles de Noël et des vacances scolaires (pourquoi ne pas les remplacer par les infirmières dix fois moins payées et plus utiles, à votre avis, à la société ?) ; — Il y a pire qu’un zappeur : C’est deux zappeurs.
Pendant des années à la campagne, votre télévision a mal marché. Quand soufflait le Cers (vent du nord-ouest) la Une était brouillée. Quand c’était le tour du Marin (vent de la mer) la Deux était piquetée de blanc. Cela ne vous gênait pas, secrètement ravie que les éléments naturels puissent être plus forts que la technologie moderne. Une pauvre petite brise agitant vos chênes sur la colline ridiculisait l’honorable monsieur Sony et ses ingénieurs samouraïs. »
« Le brave compagnon de la première heure: votre corps. Vous devez l’admettre honnêtement: il commence à s’user[…] Est apparu le mal de dos. Mais qui n’a pas mal au dos à une époque où tout le monde travaille assis et mal assis ? Vous aviez toujours confiance dans la santé de fer de votre brave compagnon, qui vous avait fait surnommer « le bulldozer ». vous avez voulu ignorer qu’il commençait à fatiguer…jusqu’au jour où vous vous êtes aperçue que lui et vous étiez entourés d’une bande de médecins chargés de son entretien et de ses réparations comme des garagistes affairés autour d’une chère bagnole ancienne. Pour être plus exacte, pas une équipe de médecins, mais une meute de Spécialistes qui vous soignent en pièces détachées. Chacun sait que la race des médecins de famille a disparu. Avec les dinosaures. Celle des généralistes, pratiquement aussi. Il ne reste plus que quelques spécimens qui ne se dérangent même pas si avez le choléra, vous font poireauter trois heures avec 40° C de fièvre dans leur salle d’attente et branchent leur saleté de répondeur dès que la nuit tombe. Ils sont remplacés en cas d’urgence par les gentils inconnus de SOS Médecins qui, lorsqu’ils ont constaté que vous n’étiez pas digne du SAMU, vous font une ordonnance distraite en babillant sur les tableaux de votre fils. Pour évitez d’avoir la grippe en vous faisant vacciner dès le début de l’automne. Pour tout le reste, vous consultez ces Grands Prêtres du Temple médical : les Spécialistes. »
« La CNAVTS a raison, qui vous mène à faire votre petit inventaire personnel. Qui êtes-vous ? Qu’êtes-vous devenue ? Vous avez toujours admiré ceux qui déclarent : « Moi, je me connais à fond… » Vous, vous restez, hélas, un profond mystère pour vous-même. Certains jours, vous vous trouvez absolument épatante ! D’autres, complètement minable ! Vous vous sentez comme installée sur le toit d’une locomotive qui foncerait dans le brouillard et dont vous ignorez le fonctionnement. Tout ce que vous savez, c’est que vous avez parcouru un drôle de chemin. »
Un style fort drôle ! Et tellement vrai ; on sent le vécu !
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