Une année chez les français, par Fouad Laroui

J’ai grandi dans une famille qui révérait le savoir, la lecture, l’apprentissage mais qui n’avait pas le sou. Le mot suprême, c’était ‘âlem, le savant. Quand un enfant ou un adulte lisait, chez nous, on ne l’interrompait pas, on le regardait avec respect et fierté. Finalement, les deux choses se sont combinées : j’ai fait de très bonnes études car j’étais naturellement appliqué et travailleur, comme tous mes cousins Laroui. Mais j’ai fait des études utilitaires, avec l’idée de devenir ingénieur d’une grande école, parce qu’il fallait assurer l’ordinaire : n’étant ni fils d’archevêque ni héritier de Liliane Bettencout (à l’époque, on aurait plutôt dit : Rothschild), je savais que chaque centime que j’allais dépenser au cours de ma vie, j’allais devoir le gagner à la sueur de mon front. Ambition bourgeoise ? Plutôt : petite-bourgeoise. Parce que j’habitais un quartier populaire (le quartier Bouchrit d’El Jadida), je voyais bien ce que c’était que la pauvreté, la dureté de la vie : le sentiment de révolte est parti de là. Mais curieusement, parce qu’en même temps j’allais chaque matin à l’école des Français (l’école Balzac à Kenitra, Charcot à El Jadida), je voyais un contraste d’ordre esthétique qui alimentait une autre forme de révolte : pourquoi le Plateau (là où les Français habitaient à El Jadida dans les années 60) était-il le royaume de la beauté, de l’ordre, de la propreté, alors que Bouchrit, c’était la foule, les maisons mal foutues, la boue dès qu’il pleuvait ? Et pourquoi les chevillards ou marchands de gros, enrichis, ne pouvaient-il pas créer, à leur tour, de la beauté dans Bouchrit au lieu de construire d’horribles bâtisses cubiques pour y entasser leurs femmes et leurs vingt mioches ? Questions confuses dans la tête d’un enfant, mal formulées, mal pensées, mais qui n’ont cessé de me poursuive. Extrait d’un entretien avec Fouad Laroui

1969: Les Américains débarquent sur la Lune et Medhi Khatib atterit au lycée Lyautey de Casablanca. Ébloui par l’intelligence et la boulimie de lecture de son jeune élève ‘Gueddou gued el-foula’, son instituteur s’est battu comme un lion pour lui obtenir une bourse dans le prestigieux établissement, réservé aux enfants des hauts fonctionnaires français et des familles les plus influentes du régime marocain. Du jour où l’un de ses oncles l’abandonne à l’entrée du lycée, en lui fourrant dans les bras une paire de dindons qu’il est censé offrir au responsable de l’établissement, la vie de Medhi change de dimension…

Passages choisis :

« – La femme du boulanger, si du moins vous faites allusion au film de Pagnol, s’appelait Aurélie. Monsieur Je-sais-tout…
Morel s’obstina : – Angèle, j’vous dis !
Il abaissa les yeux et aperçut Mehdi, qui avait le sentiment de mesurer un centimètre et de peser un gramme. Morel rugit : – Toi, le boursier méritant ! Eh bien, mérite, mérite ! Comment elle s’appelle, la femme du boulanger ?
Mehdi, au bord de la panique, s’efforça de réfléchir. Il avait vu une ou deux fois le boulanger, à Béni-Mellal. C’était un homme bourru, vêtu d’une simple chemise et d’un short, qui enfournait dans le ferrane ardent, sans mot dire, les pains que lui apportaient les familles du quartier. Il ne connaissait même pas son nom (on l’appelait moul’ ferrane), comment aurait-il pu savoir comment se prénommait sa femme ? D’ailleurs, en avait-il une ? À Béni Mellal, la plupart des hommes enfermaient leurs épouses à la maison…transpercé par le regard de Morel , qui attendait une réponse, il eut l’idée d’inventer le nom le plus probable.
– Fatima ! Cria-t-il.
Les deux adultes se regardèrent, interloqués, puis ils éclatèrent de rire, elle gloussant, lui hoquetant, et Mehdi entre eux, espérant leur mort violente. »

« La veille, le vendredi, la mère de Mehdi avait pris une petite valise dans un débarras, une valise marron à poignée blanche, et y avait entassé des vêtements fraîchement lavés. On l’avait envoyé ensuite chez le coiffeur, Belhaj le sadique, qui l’avait martyrisé pendant une demi-heure, essayant de dompter sa chevelure rebelle avec un énorme sèche-cheveux qui lui avait brûlé le cuir chevelu sans qu’il osât se plaindre. Il n’avait jamais compris cette manie des coiffeurs de Béni-Mellal de vouloir coûte que coûte rendre lisses les cheveux bouclés ou crépu. C’était la mode, semble-il. Le lisse, c’était beau. Sus au crépu ! quand on voulait déprécier quelqu’un, on disait qu’il ou elle avait le cheveu kred… ravalant ses larmes, serrant les dents, l’enfant était rentré tard à la maison, la tête en feu, il n’avait rien pu avaler en guise de dîner. Pour la première fois de sa vie, il avait connu les affres de l’insomnie. Se tournant et se retournant dans son lit, les yeux obstinément fermés, il voyait très clairement un grand trou noir – c’était même tout ce qu’il voyait- et cet abîme semblait destiné à l’engloutir dans un avenir très proche. »

« Une heure plus tard, le dortoir se remplit. M’Chiche El Alami arriva sans se presser, ouvrit l’armoire et en sortit un très beau pyjama vert pomme, qui semblait luire dans la lumière crue que dispensaient les ampoules fixées au plafond. Il se déshabilla derrière la porte de l’armoire et alla bavarder avec les voisins. Ramon Fernandez lui lança d’un ton moqueur :
-Eh M’Chiche, t’as l’air d’une plante verte, avec ton pyjama ! Il faudrait te mettre en pot. Fais gaffe, si un mouton passe dans le coin, il te broute.
Des éclats de rire saluèrent la saillie. M’Chiche répondit tranquillement :
-La plante, elle te dit merde. Et le pyjama vient de Paris, direct des Champs Elysées. Tu peux en dire autant, Espagnol hazeq ?
-ça veut dire quoi, hazeq ?
-Ben, demande-le à ton chauffeur marocain, ou ton jardinier, ils comprennent l’arabe, eux.
-Mais je n’ai ni chauffeur ni jardinier, idiot. mon père est maraîcher. Tu crois qu’on est tous rupins comme toi ?
-C’est bien ce que je disais. Espagnol hazeq : fauché.
-Sale capitaliste ! on vous aura ! les aristocrates, à la lanterne ! »

« – Parce que tu es un pro-lé-taire ! lui assena-t-il d’une voix forte.
Mehdi eut envie de pleurer. Il ne connaissait pas le mot mais il sonnait comme une injure. Pourquoi ce barbu l’insultait-il ?
-Toi et moi, nous sommes prolétaires. Tu es marocain, je suis français, mais au fond nous sommes frères, nous partageons une même condition, un même destin : nous sommes les damnés de la Terre ! Nous voici face à face, dans cette salle de Lyautey : c’est dans l’ordre des choses. C’est ainsi, cela a toujours été ainsi : le prolétaire surveille le prolétaire, pour le plus grand profit du système. Les flics, les sans-grades, les mokhaznis, ce sont tous des prolétaires. Et ils cognent sur qui ? Sur d’autres prolétaires, leurs semblables, leurs frères ! Tous tes petits camarades sont chez eux entrain de manger de la broche, M’chiche fouette ses serfs, les rupins de mon age sont entrain de skier sur l’Oukaïmeden, comme ce facho de Dumont, le soleil brille au-dehors et nous feux, qu’est ce qu’on fait ? On s’enferme dans une salle de classe pour que je te tienne à l’œil ! C’est ça la logique du système ! »

« – T’as vu la jolie chikha ?
C’était donc ça, les fameuses chikhates ! Mehdi n’avait jamais vraiment compris ce qu’elles faisaient dans la vie, ces dames à la réputation sulfureuse- il savait au moins cela : elles avaient mauvaise réputation, puisqu’on parlait d’elles à voix basse, en étouffant un petit rire. Et puis, quand un garçon voulait en insulter un autre, dans la rue, il traitait sa mère de chikha, ce qui déclenchait sur-le-champ une bagarre homérique. Cependant, Mehdi avait lu dans un livre une description détaillée des geishas japonaises et de leurs multiples talents. Les illustrations montraient des femmes au teint exagérément blanc jouant d’un instrument de musique ou servent un thé, à genoux, à coté d’un samouraï hautain. Puisqu’elles portaient le même nom (chikha/geisha, c’était la même chose, avait-il décidé), Mehdi en avait déduit qu’il s’agissait des mêmes femmes. Intrigué par leurs allées et venues entre Béni-Mellal et le Japon, Mehdi avait gardé une vive curiosité envers ces luronnes dont le nom était une insulte mais sans lesquelles aucune fête n’était digne de ce nom. Et voilà qu’il en avait une devant lui ! Il la regarda avec attention. Elle était plutôt grasse, couverte de bijoux et exagérément maquillée – les joues rouges, les yeux charbonneux, la bouche sanglante. Il se dégageait d’elle une sorte d’indolence qui semblait masquer des dangers divers, comme si un volcan sommeillait sous sa djellaba. »

Une année chez les français, Fouad Laroui [9782260018346] – 125,00Dhs.

7 commentaires

  1. J’ai pas bien aimé :'(

    Je sais pas pourquoi l’histoire m’est un peu écrite par quelqu’un qui tout en écrivant de quelque chose qui date n’a pas su se déconnecter de ce qui vit dans le présent ! Dans le récit j’ai senti que l’auteur a cherché tout en parlant d’une époque la pensé avec les images du présent !!

    Je me trompe peut etre :)

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  2. […] « Depuis que j’ai quitté le Liban pour m’installer en France, que de fois m’a-t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde, si je me sentais » plutôt français « ou » plutôt libanais ». Je réponds invariablement : « L’un et l’autre! » Non par quelque souci d’équilibre ou d’équité, mais parce qu’en répondant différemment, je mentirais. Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c’est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C’est cela mon identité ? » Partant d’une question anodine qu’on lui a souvent posée, Amin Maalouf s’interroge sur la notion d’identité, sur les passions qu’elle suscite, sur ses dérives meurtrières. Pourquoi est-il si difficile d’assumer en toute liberté ses diverses appartenances? Pourquoi faut-il, en cette fin de siècle, que l’affirmation de soi s’accompagne si souvent de la négation d’autrui? Nos sociétés seront-elles indéfiniment soumises aux tensions, aux déchaînements de violence, pour la seule raison que les êtres qui s’y côtoient n’ont pas tous la même religion, la même couleur de peau, la même culture d’origine? Y aurait-il une loi de la nature ou une loi de l’Histoire qui condamne les hommes à s’entretuer au nom de leur identité? […]

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