Je sais qu’il y en a qui préfèrent les moulins aux églises, et le pain du corps à celui de l’âme. À ceux-là, je n’ai rien à leur dire. Ils méritent d’être économistes dans ce monde, et aussi dans l’autre. Y a-t-il quelque chose d’absolument utile sur cette terre et dans cette vie où nous sommes ? D’abord, il est très peu utile que nous soyons sur terre et que nous vivions. Je défie le plus savant de la bande de dire à quoi nous servons, si ce n’est à ne pas nous abonner au Constitutionnel ni à aucune espèce de journal quelconque. Ensuite, l’utilité de notre existence admise a priori, quelles sont les choses réellement utiles pour la soutenir ? De la soupe et un morceau de viande deux fois par jour, c’est tout ce qu’il faut pour se remplir le ventre, dans la stricte acception du mot. L’homme, à qui un cercueil de deux pieds de large sur six de long suffit et au-delà après sa mort, n’a pas besoin dans sa vie de beaucoup plus de place. Un cube creux de sept à huit pieds dans tous les sens, avec un trou pour respirer, une seule alvéole de la ruche, il n’en faut pas plus pour le loger et empêcher qu’il ne lui pleuve sur le dos. Une couverture, roulée convenablement autour du corps, le détendra aussi bien et mieux contre le froid que le frac de Staub le plus élégant et le mieux coupé. Avec cela, il pourra subsister à la lettre. On dit bien qu’on peut vivre avec 25 sous par jour ; mais s’empêcher de mourir, ce n’est pas vivre ; et je ne vois pas en quoi une ville organisée utilitairement serait plus agréable à habiter que le Père-la-Chaise. Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capable d’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des choux. À quoi sert la beauté des femmes ? Pourvu qu’une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes. À quoi bon la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ? Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines. — Gautier la préface de Mademoiselle de Maupin (1834)
« Peut-être mon bonheur a-t-il passé à côté de moi, et je ne l’aurai pas vu, aveugle que j’étais ; peut-être la voix a-t-elle parlé, et le bruit de mes tempêtes m’aura empêché de l’entendre. Peut-être ai-je été aimé obscurément par un humble cœur que j’aurai méconnu ou brisé ; peut-être ai-je été moi-même l’idéal d’un autre, le pôle d’une âme en souffrance, le rêve d’une nuit et la pensée d’un jour. Si j’avais regardé à mes pieds, peut-être y aurais-je vu quelque belle Madeleine avec son urne de parfums et sa chevelure éplorée. J’allais levant les bras au ciel, désireux de cueillir les étoiles qui me fuyaient, et dédaignant de ramasser la petite pâquerette qui m’ouvrait son cœur d’or dans la rosée et le gazon. J’ai commis une grande faute : j’ai demandé à l’amour autre chose que l’amour et ce qu’il ne pouvait pas donner. J’ai oublié que l’amour était nu, je n’ai pas compris le sens de ce magnifique symbole. Je lui ai demandé des robes de brocart, des plumes, des diamants, un esprit sublime, la science, la poésie, la beauté, la jeunesse, la puissance suprême, tout ce qui n’est pas lui ; l’amour ne peut offrir que lui-même, et qui en veut tirer autre chose n’est pas digne d’être aimé. »
« Le monde ne veut pas de moi ; il me repousse comme un spectre échappé des tombeaux ; j’en ai presque la pâleur : mon sang se refuse à croire que je vis, et ne veut pas colorer ma peau ; il se traîne lentement dans mes veines, comme une eau croupie dans des canaux engorgés. Mon cœur ne bat pour rien de ce qui fait battre le cœur de l’homme. Mes douleurs et mes joies ne sont pas celles de mes semblables. J’ai violemment désiré ce que personne ne désire ; j’ai dédaigné des choses que l’on souhaite éperdument. J’ai aimé des femmes quand elles ne m’aimaient pas, et j’ai été aimé quand j’aurais voulu être haï : toujours trop tôt ou trop tard, plus ou moins, en deçà ou au-delà ; jamais ce qu’il aurait fallu ; ou je ne suis pas arrivé, ou j’ai été trop loin. J’ai jeté ma vie par les fenêtres, ou je l’ai concentrée à l’excès sur un seul point, et de l’activité inquiète de l’ardélion j’en suis venu à la morne somnolence du tériaki et du stylite sur sa colonne. Ce que je fais a toujours l’apparence d’un rêve ; mes actions semblent plutôt le résultat du somnambulisme que celui d’une libre volonté ; quelque chose est en moi, que je sens obscurément à une grande profondeur, qui me fait agir sans ma participation et toujours en dehors des lois communes ; le côté simple et naturel des choses ne se révèle à moi qu’après tous les autres, et je saisirai tout d’abord l’excentrique et le bizarre : pour peu que la ligne biaise, j’en ferai bientôt une spirale plus entortillée qu’un serpent ; les contours, s’ils ne sont pas arrêtés de la manière la plus précise, se troublent et se déforment. Les figures prennent un air surnaturel et vous regardent avec des yeux effrayants. Aussi, par une espèce de réaction instinctive, je me suis toujours désespérément cramponné à la matière, à la silhouette extérieure des choses, et j’ai donné dans l’art une très grande place à la plastique. Je comprends parfaitement une statue, je ne comprends pas un homme ; où la vie commence, je m’arrête et recule effrayé comme si j’avais vu la tête de Méduse. Le phénomène de la vie me cause un étonnement dont je ne puis revenir. Je ferai sans doute un excellent mort, car je suis un assez pauvre vivant, et le sens de mon existence m’échappe complètement. Le son de ma voix me surprend à un point inimaginable, et je serais tenté quelquefois de la prendre pour la voix d’un autre. Lorsque je veux étendre mon bras et que mon bras m’obéit, cela me paraît tout à fait prodigieux, et je tombe dans la plus profonde stupéfaction. »
« Si tu viens trop tard, ô mon idéal ! je n’aurai plus la force de t’aimer : mon âme est comme un colombier tout plein de colombes. À toute heure du jour, il s’en envole quelque désir. Les colombes reviennent au colombier, mais les désirs ne reviennent point au cœur. L’azur du ciel blanchit sous leurs innombrables essaims ; ils s’en vont, à travers l’espace, de monde en monde, de ciel en ciel, chercher quelque amour pour s’y poser et y passer la nuit : presse le pas, ô mon rêve ! ou tu ne trouveras plus dans le nid vide que les coquilles des oiseaux envolés. »
« Je n’ai jamais demandé aux femmes qu’une seule chose, c’est la beauté ; je me passe très volontiers d’esprit et d’âme. Pour moi, une femme qui est belle a toujours de l’esprit ; elle a l’esprit d’être belle, et je ne sais pas lequel vaut celui-là. Il faut bien des phrases brillantes et des traits scintillants pour valoir les éclairs d’un bel œil. Je préfère une jolie bouche à un joli mot, et une épaule bien modelée à une vertu, même théologale ; je donnerais cinquante âmes pour un pied mignon, et toute la poésie et tous les poètes pour la main de Jeanne d’Aragon ou le front de la vierge de Foligno J’adore sur toutes choses la beauté de la forme ; la beauté pour moi, c’est la Divinité visible, c’est le bonheur palpable, c’est le ciel descendu sur la terre. Il y a certaines ondulations de contours, certaines finesses de lèvres, certaines coupes de paupières, certaines inclinaisons de tête, certains allongements d’ovales qui me ravissent au-delà de toute expression et m’attachent pendant des heures entières. La beauté, seule chose qu’on ne puisse acquérir, inaccessible à tout jamais à ceux qui ne l’ont pas d’abord ; fleur éphémère et fragile qui croit sans être semée, pur don du ciel ! ô beauté ! le plus radieux diadème dont le hasard puisse couronner un front, tu es admirable et précieuse comme tout ce qui est hors de la portée de l’homme, comme l’azur du firmament, comme l’or de l’étoile, comme le parfum du lis séraphique ! On peut échanger son escabeau pour un trône ; on peut conquérir le monde, beaucoup l’ont fait ; mais qui pourrait ne pas s’agenouiller devant toi, pure personnification de la pensée de Dieu ? Je ne demande que la beauté, il est vrai ; mais il me la faut si parfaite que je ne la rencontrerai probablement jamais. J’ai bien vu çà et là, dans quelques femmes, des portions admirables médiocrement accompagnées, et je les ai aimées pour ce qu’elles avaient de choisi, en faisant abstraction du reste ; c’est toutefois un travail assez pénible et une opération douloureuse que de supprimer ainsi la moitié de sa maîtresse, et de faire l’amputation mentale de ce qu’elle a de laid ou de commun, en circonscrivant ses yeux sur ce qu’elle peut avoir de bien. La beauté ? c’est l’harmonie, et une personne également laide partout est souvent moins désagréable à regarder qu’une femme inégalement belle. Rien ne me fait peine à voir comme un chef-d’œuvre inachevé et comme une beauté à qui il manque quelque chose ; une tache d’huile choque moins sur une bure grossière que sur une riche étoffe. »