Napoléon s’appelait Bonaparte, et il a mal fini : je m’appelle Malaparte et je finirai bien.
Le 3 août 1914, Curzio Malaparte, âgé de seize ans, avait franchi la frontière des Alpes pour s’engager dans l’armée française. Le 21 juin 1940, Curzio Malaparte gravissait, avec le corps alpestre auquel il était attaché en qualité de correspondant de guerre, les pentes qui mènent aux cols par lesquels une armée peut entrer en France ; mais cette année-là, il ne s’agissait pas de lui venir en aide, il s’agissait de l’attaquer et d’y entrer par force. Rien dans la nature n’est plus beau que la lumière du soleil méditerranéen frappant les Alpes enneigés par un beau jour d’été, mais en cette journée où commence le récit de Malaparte, il y a le soleil, le ciel bleu, les pentes enneigées, mais toute beauté est absente : il sole è cieco, écrit Malaparte; tel sera le titre de son livre: le soleil est aveugle.
« Une guerre sans espoir, sous le Soleil indifférent, impassible, aveugle aux souffrances humaines. Que le Soleil éclaire les actions, des hommes : on ne peut rien lui demander d’autre. On ne peut pas demander au Soleil de souffrir avec nous, de s’émouvoir de nos souffrances. On ne peut pas lui demander d’être bon, juste, pitoyable. Le Soleil est aveugle. Finalement nous aussi, pour la première fois peut-être dans notre très vieille histoire, nous sommes sans secours, sans prétextes, sans justification, sous l’œil aveugle du Destin, sous cet œil qui nous regarde fixement sans nous voir et resplendit, impassible, hors et au-dedans de nous, à pic sur nos têtes, à pic au fond de notre conscience. Et il est inutile d’invoquer le Christ contre cet œil blanc aveugle, sans paupière et sans cils, immobile dans le ciel désert de notre conscience. »
« Le capitaine sent derrière lui la respiration profonde et pourtant légère de Calusia, oh ! pas une respiration d’homme, mais une respiration plus profonde, plus pure, presque la respiration d’une bête avec tout ce qu’elle a de profond, de lointain de mystérieux, de secret, d’innocent, la respiration d’un chien, d’un cheval, d’un mulet, la respiration d’une bête : et cette respiration remue dans la poitrine du capitaine tout ce qu’il y a de plus profondément animal dans le cœur, dans les viscères d’un homme, tout ce qui chez un homme est le moitié lié aux accidents humains, ce qui est le moins compromis avec son destin d’homme ; remue tout ce qui est le moins corrompu dans le cœur d’un homme, tout ce qui est le plus intimement lié au destin animal de l’homme ; remue tout ce qui vit à l’état d’inconscience dans le cœur de l’homme tout ce qui chez l’homme est le plus éloigné de l’homme, le plus ennemi de l’homme. »
« Un banc de jardin public, peint en vert, le siège et le dossier en bois, les pieds de fer recourbés, terminés en forme de patte de chien. Un vrai banc : solitaire, paresseux, mélancolique. De ces bancs, qui patients et sans espoir, attendent à l’ombre d’un platane, sur la petite place de tous les bourgs et villages de France. Un platane seulement, un réverbère, un pan coupé de mur avec la sentence Défense d’afficher suffiraient peut-être pour faire de ce banc, le témoin d’une civilisation provinciale fatiguée, le signe précis d’un ordre ancien et noble. Et c’était seulement une invitation au repos, une réponse secrète, la confirmation inattendue d’un « non » déjà prononcé mille dois ans l’intimité de soi. »
« Le capitaine marche dans le brouillard comme dans une chambre remplie de coton jusqu’au plafond, il faut traverser la chambre pour arriver à la paroi d’en face où il y a la fenêtre ; la bouche pleine de coton, ouvrir la fenêtre pour ne pas mourir étouffé. Mais la chambre qui d’abord semble basse et étroite s’élargit peu à peu, devient immense, très haute, la fenêtre recule toujours plus, et tout à coup il a l’impression de la toucher, il allonge la main, elle est loin, là au fond, et alors il se met à gesticuler furieusement dans le coton, à débrouiller avec les mains cet énorme, moelleux et insaisissable écheveau, à y creuser un trou de ses doigts ensanglantés, à y ouvrir un vide ; il plonge la tête dans ce vide, mais aussitôt le coton se referme autour de son cou comme un nœud coulant, le serre, l’étouffe et de temps en temps le capitaine glisse, tombe, s’embrouille dans l’écheveau, le coton lui remplit la bouche, l’étouffe. »