Il boit
Systématiquement
Pour oublier tous ses emmerdements
Il boit
Systématiquement
Pour oublier les amis de sa femme
Il boit
Sans y pendre plaisir
Bruno est le fils qui tient le plus de son père, le seul à s’adonner à l’écriture. Après avoir collectionné les échecs professionnels et affectifs, il bascule dans la dépression. Pour éviter la gamberge, il s’enfonce dans les ténèbres de l’alcoolisme…
« Quand je bois plusieurs jours d’affilée, surtout du vin, je pense trop, ma tête a envie de me tuer. Et la dernière fois, je me suis retrouvé dans un trou de campagne, lit vissé au sol et moi sanglé sur le lit. C’est Agnès qui m’a fait transférer à Saint Joe. Une désintox, pour les gens normaux, ce n’est pas la prison. Une personne normale, c’est quelqu’un qui ne se réveille pas un matin avec un couteau dans le ventre. Moi si, j’ai des moments d’absence et plus ça va, plus j’oublie ce que je fais pendant. Des trous noirs, exactement, je sais de quoi je parle. Si mon comportement est souvent extrême, destructeur, c’est qu’à jeun, quand la mémoire revient ou qu’on me raconte mes exploits, je ne me supporte pas. Je rebois pour oublier. Du vin, surtout du vin. Les autres alcools m’ont laissé tomber depuis belle lurette. J’en bois encore pour tenir le coup mais, depuis un an environ, seul le vin me fait passer de l’autre côté. »
« Vous comprenez vite, vous êtes intelligent, vous savez tout de suite sur quel bouton appuyer. Une seconde et vous êtes au top, vous jaillissez des starting-blocks et c’est le sprint, le roi du cent mètres. Le problème, c’est que vous n’écoutez pas. Vous vous obstinez à agir selon vos propres règles. Vous poussez, vous bousculez, vous vous faufilez, vous crachez le feu, vous écrasez les autres. Vous aimez hommes et bêtes pareils, tant que ça marche. Les gens comme vous, Bruno, n’apprennent que par la douleur. Par l’échec. Vous allez mettre la main dans la scie électrique mais personne ne peut vous prévenir. Il faut que vous, vous et vous seuls, voyiez les doigts vous sauter au nez et un bras transformé en hachis pour arrêter. Vous foncez dans le décor à vitesse grand V. »
« Chez les dingues, avec moi, il y avait Delbert. On a dormi dans la même chambre pendant trois semaines. Un gars de Lubbock, Texas. Famille standard, 2,1 enfants et femme au foyer. Je passe les détails mais pendant dix ans Delbert rentre à la maison et part au travail comme on lui dit. Comme tout le monde, il a des problèmes, il est malheureux alors parfois, au déjeuner, il boit. Puis il rentre à la maison, s’installe devant la télé et reboit. Le week-end, il boit. Delbert n’a rien de particulier. C’est un individu moyen avec une famille et un boulot. Un matin, il a besoin de boire tout de suite pour se calmer les nerfs. Il n’a pas envie qu’à la gare de Long Island la dame du guichet le voie trembler quand il prend son billet. Ni qu’au bureau, les secrétaires remarquent qu’il a du mal à verser le café dans le gobelet. Par nécessité donc, le voilà devenu buveur du matin. Là-dessus, un soir après le travail, Del rentre un peu gris. Dispute avec madame, une de plus, à propos de la boisson. Il sort, file dans un bar, revient complètement noir à deux heures du matin et va se coucher avec Mélissa. Mélissa, c’est sa fille. Elle a dix ans. Sobre, l’esprit clair, il ne lui viendrait jamais à l’idée de grimper sur sa propre fille, de la sauter et de lui faire mal. Mais Delbert est dans le brouillard. La femme entend du bruit et découvre la scène. Le pauvre Delbo peut-il se le pardonner ? Apparemment pas, puisqu’il s’est pendu la semaine dernière et que maintenant il est mort. »