En 1903, Rilke répond à Franz Kappus, un jeune homme de vingt ans, élève d’un prytanée militaire qui lui a envoyé ses premiers essais poétiques. Neuf autres lettres suivront, que Kappus publiera en 1929, trois ans après la mort de Rilke. Leur retentissement n’a fait que s’accroître depuis. Bien plus, en effet, qu’un entretien sur le métier poétique, elles forment une extraordinaire méditation sur la solitude, la création, l’accomplissement intérieur de notre être.
« Comment nous faudrait-il oublier les vieux mythes qui se trouvent au commencement de tous les peuples, ces mythes de dragons qui, à l’instant suprême, se métamorphosent en princesses ? Peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui attendent, simplement, de nous voir un jour beaux et vaillants. Peut-être tout l’effroyable est-il, au plus profond, ce qui, privé de secours, veut que nous le secourions. Aussi, cher Monsieur Kappus, ne faut-il pas vous effrayer lorsqu’une tristesse se dresse devant vous, si grande que vous n’en avez jamais vue de pareille ; lorsqu’une inquiétude, telles la lumière et l’ombre des nuages, passe sur vos mains et sur tous vos actes. Vous devez penser qu’il vous arrive quelque chose, que la vie ne vous a pas oublié et vous tient dans sa main ; elle ne vous laissera pas tomber. Pourquoi voulez-vous exclure de votre vie toute espèce de trouble, de douleur, de mélancolie, quand vous ne savez rien du travail que ces états font sur vous ? Pourquoi vous persécuter vous-même en vous demandant d’où tout cela peut bien venir et pour aller où ? Car vous le savez bien, vous êtes dans les transitions, et n’auriez de plus grand désir que de vous transformer. S’il y a de la maladie dans ce qui se produit en vous, pensez alors que la maladie est le moyen, pour un organisme, de se libérer de ce qui lui est étranger ; dès lors, on ne doit que l’aider à être malade, à avoir totalement sa maladie, et à se déclarer, car c’est par là qu’il progresse. »
« Tout doit être porté à terme, puis mis au monde. Laissez chaque impression et chaque germe de sensibilité s’accomplir en vous, dans l’obscurité, dans l’indicible, l’inconscient, là où l’intelligence proprement dite n’atteint pas, et laissez-les attendre, avec une humilité et une patience profondes, l’heure d’accoucher d’une nouvelle clarté : cela seul s’appelle vivre l’expérience de l’art : qu’il s’agisse de comprendre ou de créer. Là, le temps ne peut servir de mesure, l’année ne compte pas, et six ans ne sont rien ; être artiste veut dire : ne pas calculer ni compter ; mûrir comme l’arbre qui ne hâte pas sa sève et qui, tranquille, se tient dans les tempêtes de printemps sans redouter qu’après elle puisse ne pas venir l’été. Il vient de toute façon. Mais il vient seulement chez ceux qui, patients, sont là comme si l’éternité s’étendait devant eux, insoucieusement calme et ouverte. Je l’apprends tous les jours, je l’apprends au prix de douleurs envers lesquelles j’ai de la gratitude : la patience est tout ! »
« N’écrivez pas de poèmes d’amour ; évitez d’abord ces genres trop courants, trop habituels : ce sont les plus difficiles, car on a besoin d’une grande force, d’une force mûrie, pour donner ce qu’on a en propre là où de bonnes et parfois brillantes traditions se présentent en foule. Fuyez donc les motif communs pour ceux que vous offre votre propre quotidien ; décrivez vos tristesses et vos désirs, les pensées passagères, la foi en une beauté, quelle qu’elle puisse être décrivez tout cela avec une probité profonde, calme, humble, et utilisez, pour vous exprimer, les choses qui vous entourent, les images de vos rêves, et les objets de votre mémoire. Si votre quotidien vous parait pauvre, ne l’accusez pas ; accusez-vous vous-même de n’être pas assez poète pour en appeler à vous les richesses ; car pour le créateur il n’y a pas de pauvreté, il n’est pas d’endroit pauvre, indifférent. Et si même vous étiez dans une prison, si les murs ne laissaient venir à vos sens aucun des bruits du monde alors n’auriez-vous pas toujours votre enfance, cette richesse délicieuse et royale, ce trésor de souvenir ? »