J’♥ les classiques : Les caractères de La Bruyère

les caractères la bruyèreLes caractères de La Bruyère sont une œuvre à part dans la littérature française. Portraits, souvent acides, de contemporains du Grand Siècle, ils restent, par leur profondeur psychologique, toujours d’actualité, trois cents ans plus tard. Écrits par un moraliste représentatif du classicisme, ils ont, par la richesse de la langue et l’habileté du style, inspirés nombres d’écrivains du 18e et 19e siècles, faisant de ce conservateur un précurseur, de cet homme sévère et pessimiste un maître du portait et de l’ironie.

« Chaque heure en soi comme à notre égard est unique : est-elle écoulée une fois, elle a péri entièrement, les millions de siècles ne la ramèneront pas. Les jours, les mois, les années s’enfoncent et se perdent sans retour dans l’abîme des temps ; le temps même sera détruit : ce n’est qu’un point dans les espaces immenses de l’éternité, et il sera effacé. Il y a de légères et frivoles circonstances du temps qui ne sont point stables, qui passent, et que j’appelle dans modes, la grandeur, la faveur, les richesses, la puissance, l’autorité, l’indépendance, le plaisir, les joies, la superfluité. Que deviendront ces modes quand le temps même aura disparu ? La vertu seule, si peu à la mode, va au-delà des temps. »

« Il y a bien autant de paresse que de faiblesse à se laisser gouverner. Il ne faut pas penser à gouverner un homme d’un coup, et sans autre préparation, dans une affaire importante et qui serait capitale à lui ou aux siens ; il se sentirait d’abord l’empire et l’ascendant qu’on veut prendre sur son esprit, et il secouerait le joug par honte ou par caprice : il faut tenter auprès de lui les petites choses, et de là le progrès jusqu’aux plus grandes est immanquable. »

« Qui a vécu un seul jour a vécu un siècle : même soleil, même terre, même monde, même sensation. Il y aurait quelque curiosité à mourir, c’est à dire à n’être plus un corps, mais à être seulement esprit : l’homme cependant, impatient de la nouveauté, n’est point curieux sur ce seul article ; né inquiet et qui s’ennuie de tout, il ne s’ennuie point de vivre ; il consentirait peut-être à vivre toujours. Ce qu’il voit de la mort le frappe plus violemment que ce qu’il en sait : la maladie, la douleur, la cadavre le dégoûtent de la connaissance d’un autre monde. Il faut tout le sérieux de la religion pour le réduire. »

« Parler et offenser, pour de certaines gens, est précisément la même chose. Ils sont piquants et amers ; leur style est mêlé de fiel et d’absinthe : la raillerie, l’injure, l’insulte leur découlent des lèvres comme leur salive. Il leur serait utile d’être nés muets ou stupides : ce qu’ils ont de vivacité et d’esprit leur nuit davantage que ne fait à quelques autres leur sottise. Ils ne se contentent pas toujours de répliquer avec aigreur, ils attaquent souvent avec insolence ; ils frappent sur tout ce qui se trouve sous leur langue, sur les présents, sur les absents ; ils heurtent de front et de côté, comme des béliers : demande-t-on des béliers qu’ils n’aient pas de cornes? De même n’espère-t-on pas de réformer par cette peinture des naturels su durs, si farouches, si indociles. Ce que l’on peut faire de mieux, s’aussi loin qu’on les découvre, est de les fuir de toute sa force et sans regarder derrière soi. »

« Ceux qui, sans nous connaître assez, pensent mal de nous, ne nous font pas de tort : ce n’est pas nous qu’ils attaquent, c’est le fantôme de leur imagination. »

« Une femme insensible est celle qui n’a pas encore vu celui qu’elle doit aimer. »

« La vie est courte, si elle ne mérite ce nom que lorsqu’elle est agréable, puisque si l’on cousait ensemble toutes les heures que l’on passe avec ce qui plaît, l’on ferait à peine d’un grand nombre d’années une vie de quelques mois. »

« Il faut rire avant que d’être heureux, de peur de mourir sans avoir ri. »

Giton et Phédon

Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’œil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance ; il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu’il lui dit. Il déploie un ample mouchoir et se mouche avec grand bruit ; il crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit, et profondément ; il ronfle en compagnie. Il occupe à la table et à la promenade plus de place qu’un autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s’arrête, et l’on s’arrête ; il continue de marcher, et l’on marche : tous se règlent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole : on ne l’interrompt pas, on l’écoute aussi longtemps qu’ils veut parler ; on est de son avis, on croit les nouvelles qu’il débite. S’il s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l’une sur l’autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté et par audace.  Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps ; il se croit des talents et de l’esprit. Il est riche.

Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps ses et le visage maigre ; il dort peu, et d’un sommeil fort léger ; il est abstrait, rêveur, et il a avec de l’esprit l’air d’un stupide : il oublie de dire ce qu’il sait, ou de parler d’événements qui lui sont connus ; et s’il le fait quelquefois, il s’e tire mal, il croit peser à ceux à qui il parle, il conte brièvement, mais froidement ; il ne se fait pas écouter il ne fait point rire. Il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis ; il court, il vole pour leur rendre de petits services. Il est complaisant, flatteur, empressé ; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur ; il est superstitieux, scrupuleux, timide. Il marche doucement et légèrement, il semble craindre de fouler la terre ; il marche les yeux baissés, et il n’ose les lever sur ceux qui passent. Il n’est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir ; il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et il se retire si on le regarde. Il n’occupe point de lieu, il ne tient point de place ; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n’être point vu ; il se replie et se referme sur son manteau ; il n’y a point de rues ni de galerie si embarrassées et su remplies de monde, où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu. Si on le prie de s’asseoir, il se met à peine sur le bord d’un siège ; il parle bas dans la conversation, et il articule mal ; libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère. Il n’ouvre la bouche que pour répondre ; il tousse, il se mouche sous son chapeau, il crache presque sur soi, et il attend qu’il soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c’est à l’insu de la compagnie :  il n’en coûte à personne ni salut ni compliment. Il est pauvre .

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