Sur les traces de Harrouda

Harrouda de Taher Ben Jelloun
Denoël, 1973
ISBN : 9782070380695 – 176 pages -

Harrouda n’apparaît que le jour. Elle continence par lâcher ses cheveux en avant et tourne sur place. Puis elle relève sa robe. Le narrateur n’a que le temps d’y croire, déjà le rideau est baissé. Le reste, il le retrouve dans ses rêves chaque étape de son adolescence. Harrouda, prostituée déchue, fut son premier amour, et celle qui le fit grandir et voyager. De Fès, ville de toutes les vertus, à Tanger, ville de toutes les trahisons.

Sur l’innocence volée:  » Il croyait en notre innocence. Le pauvre homme ! L’innocence, nous la laissons là-bas. Dans le ventre de la mère. Tout au plus elle reste suspendue au cordon ombilical jusqu’au jour où elle tombe en lambeaux desséchés. L’innocence nous la laissons aux autres, à ceux qui en parlent dans les livres. Nous n’y avons jamais cru. Chose rare enveloppée dans la soie. Bague magique jetée dans l’embrun du souvenir. Très tôt, on se frotte contre un réel effrayant. On ouvre portes et fenêtres sur une muraille de granit. On mange du calcaire et on se tait le soir. Les murs témoignent. Ils parleront. On ne dessine pas des fleurs ou des oiseaux. (D’ailleurs nous ignorons les noms qu’ils portent.) Avec un morceau de charbon, on fait des miracles sur les murs. On dessine des femmes avec les touches de nos premières perceptions. « 

Sur la pédophilie d’un fkih:  » Venez mes enfants, je suis votre père, votre tuteur, votre protecteur ; je suis votre maître et peu plus. Je suis la droite parallèle à vos désirs. Venez sous ma jellaba : vous y découvrirez le jardin des milles et un délices. Vous y trouverez merveille et un peu plus. Vous n’avez qu’à tirer sur ma barbe. Elle est de fibre de laine pure. Tirez et vous verrez mon ventre s’ouvrir et avaler vos caprices mêlés à l’encens de La Mecque. La miséricorde sera votre partage. Les délices qui couleront de vos veines ne seront que parabole de l’apparence. Vraies et tendres, elles croiseront le jour dans ma main étalée. Venez mes petits, ma jellaba sera votre demeure. Vous n’aurez plus à vous cacher dans la jarre. Ma jellaba vous contiendra tous. Apprenez que sa laine vient d’Arabie, tissée par l’innocence des vierges dans l’oasis épargnée. Apprenez qu’elle a été lavée à Agar dans l’eau qui murmure. Elle me protège de tous les sarcasmes. Elle vous protégera contre la malédiction du Diable. Sa lumière vous donnera le vertige. Fermez les yeux et venez vous blottir dans ma chair à la fin de chaque prière. Elle ne restera plus enceinte de vos désirs. Elle ne portera plus aux cieux la complainte de ma solitude. Venez et fermez vos corps au mal qui colore le souffle de la ville… »

La revanche des enfants:  » Nous, enfants et oiseaux, conscients et responsables, amants de la terre et du soleil, donnons la parole à nos cicatrices par-delà l’innocence dont on nous affuble vu
les conditions démagogiques pour la constitution d’une mémoire
l’impossibilité du suicide salvateur
le budget envahissant du ministère de la cadavérisation nationale
la castration perpétrée en plein jour
les murs qui se ferment sur les gommes
le chant qui saoule et endort
les myosotis qui poussent sur les corps vierges
le silence servi dans le café du matin
le corps en pointillés
le destin par la queue
la mer et l’écume amère
l’approche à grands pas de la mort en kaftan dans vos foyers
avons décidé :
le siège de la ville
la décomposition des coups
et le jugement avant-dernier… »

Sur Tanger:  » Ma ville a subi le viol de l’aigle taillé dans le roc de Tarik. Les ries se sont faites dans le sillage du songe. Des chaumières sont nées de l’encens du paradis : les nomades ont quitté l’ombrage de l’olivier et sont venus écouter la mer sur l’aile verte de l’oiseau ému. La montagne ne porte plus dans ses flancs que les infirmes abandonnés depuis la guerre du Rif à l’étreinte de la mort. Ils fument le kif qu’ils cultivent et habitent leurs souvenirs. La ville. Le rêve se décompose. La désillusion est lente : l’hirondelle bat de l’aile et touche le sable ; elle dit l’absence ; elle dit la vague et l’écume réconciliées au seuil d’une mémoire graciée par le soleil. La mort travestie voyage la nuit sur un âne docile ; elle refuse l’envol sur les grèves du matin ; elle a longtemps eu les pieds nus et le front en bois lisse avant de devenir l’étoile voyageuse qui s’éteint au lever du jour ; elle sort du roc, lame vive, chante la migration du destin. « 

Les confidences d’une mère:  » J’y pense encore ! La parole ! Après tout qu’aurions-nous dit ? De quoi aurions-nous discuté ? Il avait son commerce, ses amis, ses préoccupations religieuses…je n’avais pas de place dans ce monde extérieur. Nous partagions la nourriture (mais souvent il mangeait seul), nous partagions la maison où je devais faire l’apprentissage de la solitude et du silence. Je parlais avec ma mère et mes sœurs, mais je n’osais pas tout dire. Je regardais tendrement ma jeunesse se consumer dans les rides d’un homme, un étranger. Il m’a fait un enfant. J’étais encore enceinte quand il mourut. Tu sais, aujourd’hui encore, j’ai entre les dents le goût de la mort qu’il avait laissé dans les draps. Je ne suis pas près d’oublier la peur qui s’était emparée de moi le jour de sa mort… »

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