On tue un enfant : fantasme originel, inquiétant, évité, méconnu. La figure où se rassemblent les vœux secrets des parents, tel est pour chacun l’enfant à tuer, et telle est l’image qui enracine dans son étrangeté l’inconscient de chacun. « Sa Majesté l’Enfant » règne en tyran tout-puissant ; mais, pour que vive un sujet, que s’ouvre l’espace de l’amour, il faut s’en affranchir : meurtre nécessaire autant qu’impossible, encore à perpétrer, jamais accompli. Il y a là une reconnaissance et un renoncement narcissiques toujours à répéter, où la pulsion de mort s’avère fondamentalement en ce qu’elle vise le « vieil homme » : l’immortel enfant de nos rêves.
De l’enfant: » Il y a pour chacun, toujours, un enfant à tuer, le deuil à faire et à refaire continuement d’une représentation de plénitude, de jouissance immobile, une lumière à aveugler pour qu’elle puisse briller et s’éteindre sur fond de nuit. Qui ne fait et refait ce deuil de l’enfant merveilleux qu’il aurait été, reste dans les limbes et la clarté laiteuse d’une attente sans ombre et sans espoir ; mais qui croit avoir, une fois pour toutes, réglé son compte à la figure du tyran, s’exile des sources de son génie, et se tient pour un esprit fort devant le règne de la jouissance. Destin commun que ce dernier, qui mène son homme à s’endormir dans l’hédonisme à la mode du jour, ou à feindre de s’éveiller pour imaginer un monde que la toute-puissance, subrepticement revenue par la fenêtre (qu’il croyait fermée) de son angoisse, rêvera d’ordonner pour le bien de tous.«
Du sujet: » Justin ne peut supporter le peu de jeu que lui laisse le sentiment d’être figé dans une coïncidence avec lui-même par le regard d’un autre. Ce qui, enfant, le rendait malade, ce n’était pas la route, mais le fait d’avoir sa place assignée dans la voiture familiale ; il enrage de se sentir poursuivi dans ses changeantes adresses par des lettres à lui destinées, sur lesquelles son nom écrit semble l’acculer à lui-même ; qu’une femme l’aime, le manifeste ou le lui dise, le voilà prêt a la fuite. Un jeu le fascine, celui qu’on dit du taquin ou du solitaire, dans lequel il s’agit de réaliser une suite de chiffres ou de lettres par des mouvements de déplacement de palets carrés, rendus possibles par le vide d’une case. Ce n’est qu’aux prises avec le rocher, en faisant de la varappe, qu’il a le sentiment de réaliser cet écart avec lui-même où naîtraient le souffle et le mouvement, sinon les mots et son désir. Cette collusion sans jeu qu’il s’agit de disloquer, c’est, aussi dense qu’une étreinte de bronze, la statue de ses parents enlacés. Justin, tel Atlas, porte sur son dos tout le poids de ses parents accouplés, fantasme originaire s’il en est, où se trouvent assemblés l’alibi fallacieux d’une famille depuis émiettée et sa raison d’être première. Il trimbale, agrippée à son échine, la scène de son origine, dérobée à sa vue, mais présente de tout son poids : il se cabre, rue et se débat, sans réussir à démonter les cavaliers obscènes qui collent à lui. C’est un mot qu’il lui faut pour dissoudre l’emprise de la bête monstrueuse : mais il n’en a point. « Je n’ai rien à dire », profère-t-il avec rage ; « Je » n’a rien à dire… »
De l’amour: » Lorsque, dans un instant de grâce, il me vient de dire à une femme : je t’aime, quelque chose en moi éclate, où je renais. Sa beauté déclenche ce prodige, faite d’un éclat qui me fascine, d’une lumière où je me baigne, qui donne à chaque partie de son corps, à son odeur, à sa voix, sa peau, ses mots, un attrait que rien ne dément : je me perds dans son oreille, sa bouche, ses cheveux, ses reins, assuré d’un coup d’une raison que je mesure à l’aune de mon tourment et de ma paix : c’est qu’elle m’aime, et je crains sans y croire que ce temps de grâce s’évanouisse. Mais non, elle m’attend et je la désire : c’est une absolue certitude, lorsque nous nous étreignons, d’avoir chacun, ensemble, trouvé la source terre, eau et feu. Moment de vérité bien avant la mort. »
On tue un enfant de Serge Leclaire, Seuil , 1975 , 137 pages, 5.95 €