Comment l’enseignement supérieur broie les jeunes chercheurs

C’est un mal qui ronge la filière d’excellence du système universitaire : la précarité, le harcèlement et la culture du silence. Chaque année, plus de 15 000 doctorants se lancent avec passion dans une thèse, mais les dysfonctionnements engendrent les déviances. Manque de moyens, lourdeur d’une administration sans affect, compétition féroce et surtout toute-puissance des directeurs de thèse ont ouvert la voie au #harcèlement, moral et sexuel, à la pression, aux sollicitations sans limites ou encore à la dévalorisation du travail des jeunes chercheurs, quand il ne s’agit pas simplement de se l’approprier.

Peut-on « avoir le niveau » sans tomber dans le caniveau ?

Cela fait maintenant six mois que j’ai entamé la rédaction de l’article, deux mois que je l’ai terminé, et Michel n’a toujours pas donné son aval pour sa publication. Les autres co-auteurs sont à bout de nerfs, je tiens le coup tant bien que mal mais au moins je ne suis pas seule. Assise dans une petite salle sombre à l’occasion d’une réunion de médiation, j’écoute Michel faire état de son opposition à la publication de mes travaux. J’ai l’impression d’entendre les mêmes absurdités encore et encore depuis des mois. Enfin, il termine son réquisitoire et le directeur de projet de l’organisme financeur semble perplexe.
— Je dois dire qu’en l’état actuel des choses… non, je n’ai pas d’hostilité particulière vis-à-vis de l’article.
J’expire de soulagement, enfin une figure d’autorité en faveur de la publication. Mais alors que je sens mon corps se détendre, la voix de Michel s’élève.
— Non, non, je ne suis pas d’accord avec les foutaises qu’elle a écrites. L’article n’a pas le niveau pour être soumis !
Je lève les yeux au ciel et décide de laisser couler.
— De toute façon c’est une thésarde qui pose des problèmes. Elle est insupportable et incompétente. C’est une véritable hystérique !, lâche-t-il alors sans complexe.
Je rirais d’un tel cliché misogyne si je n’étais pas si soudainement outrée. Parce que je suis une femme qui se bat pour défendre son travail, parce que j’ouvre ma bouche quand il le faut, cela fait de moi une hystérique ? Hors de question de laisser passer ça.
— Ça commence à bien faire maintenant, tu me fais chier !, dis-je alors avec véhémence. Tu ne donnes jamais de réponses argumentées, les commentaires que tu écris ne sont jamais pertinents ! Tu me fais CHIER !
J’ai conscience de mon vocabulaire peu orthodoxe mais je me fiche de choquer l’assemblée. J’en ai plus qu’assez de me taire face à ses insultes et son sexisme, plus qu’assez d’être la seule à oser le remettre à sa place. La réunion est rapidement écourtée et la salle se vide en un instant. Je m’apprête à sortir à mon tour lorsque le directeur du projet m’interpelle.
— Laurine, réponds-moi sincèrement, qu’est-ce qui cloche entre toi et Michel ?
Je l’observe un instant et, dans un mélange de fatigue et d’irritation, décide de tout lui raconter à l’exception de l’incident de la voiture. Une ride se creuse entre ses sourcils froncés et le silence se fait avant qu’il ne reprenne la parole.
— Écoute, je te soutiens à cent pour cent mais je n’ai pas autorité pour l’éjecter de la direction de ta thèse. Par contre, je vais demander qu’il y ait une vraie réunion de médiation avec les instances de l’université et ton unité de recherche. Parce que la situation est clairement problématique pour toi. Si Michel dit que tu n’as pas le niveau pour soutenir à l’issue des trois ans imposés par notre contrat de financement, cela signifie que tu vas devoir poursuivre ton Doctorat en étant au chômage…
J’ai bien conscience de cette épée de Damoclès planant au-dessus de moi. Griller mes allocations chômage pour finir ma thèse sans être sûre de pouvoir obtenir mon diplôme à cause du veto de Michel est inconcevable. Il semble percevoir mes pensées.
— Moi je soutiens ton opinion, je pense qu’il est tout à fait possible de finir cette thèse dans les temps. On va mettre en place un planning auquel tu devras vraiment te tenir, mais comme tu t’es tenue à tous tes plannings jusqu’à présent, je n’ai aucune inquiétude. Une fois cela fait, nous allons mettre la pression pour que l’université fasse le nécessaire et t’envoie une convocation de soutenance dans les plus brefs délais.

Publier ou périr

Cela fait maintenant six mois que j’ai entamé la rédaction de l’article, deux mois que je l’ai terminé, et Michel n’a toujours pas donné son aval pour sa publication. Les autres co-auteurs sont à bout de nerfs, je tiens le coup tant bien que mal mais au moins je ne suis pas seule. Assise dans une petite salle sombre à l’occasion d’une réunion de médiation, j’écoute Michel faire état de son opposition à la publication de mes travaux. J’ai l’impression d’entendre les mêmes absurdités encore et encore depuis des mois. Enfin, il termine son réquisitoire et le directeur de projet de l’organisme financeur semble perplexe.
— Je dois dire qu’en l’état actuel des choses… non, je n’ai pas d’hostilité particulière vis-à-vis de l’article.
J’expire de soulagement, enfin une figure d’autorité en faveur de la publication. Mais alors que je sens mon corps se détendre, la voix de Michel s’élève.
— Non, non, je ne suis pas d’accord avec les foutaises qu’elle a écrites. L’article n’a pas le niveau pour être soumis !
Je lève les yeux au ciel et décide de laisser couler.
— De toute façon c’est une thésarde qui pose des problèmes. Elle est insupportable et incompétente. C’est une véritable hystérique !, lâche-t-il alors sans complexe.
Je rirais d’un tel cliché misogyne si je n’étais pas si soudainement outrée. Parce que je suis une femme qui se bat pour défendre son travail, parce que j’ouvre ma bouche quand il le faut, cela fait de moi une hystérique ? Hors de question de laisser passer ça.
— Ça commence à bien faire maintenant, tu me fais chier !, dis-je alors avec véhémence. Tu ne donnes jamais de réponses argumentées, les commentaires que tu écris ne sont jamais pertinents ! Tu me fais CHIER !
J’ai conscience de mon vocabulaire peu orthodoxe mais je me fiche de choquer l’assemblée. J’en ai plus qu’assez de me taire face à ses insultes et son sexisme, plus qu’assez d’être la seule à oser le remettre à sa place. La réunion est rapidement écourtée et la salle se vide en un instant. Je m’apprête à sortir à mon tour lorsque le directeur du projet m’interpelle.
— Laurine, réponds-moi sincèrement, qu’est-ce qui cloche entre toi et Michel ?
Je l’observe un instant et, dans un mélange de fatigue et d’irritation, décide de tout lui raconter à l’exception de l’incident de la voiture. Une ride se creuse entre ses sourcils froncés et le silence se fait avant qu’il ne reprenne la parole.
— Écoute, je te soutiens à cent pour cent mais je n’ai pas autorité pour l’éjecter de la direction de ta thèse. Par contre, je vais demander qu’il y ait une vraie réunion de médiation avec les instances de l’université et ton unité de recherche. Parce que la situation est clairement problématique pour toi. Si Michel dit que tu n’as pas le niveau pour soutenir à l’issue des trois ans imposés par notre contrat de financement, cela signifie que tu vas devoir poursuivre ton Doctorat en étant au chômage…
J’ai bien conscience de cette épée de Damoclès planant au-dessus de moi. Griller mes allocations chômage pour finir ma thèse sans être sûre de pouvoir obtenir mon diplôme à cause du veto de Michel est inconcevable. Il semble percevoir mes pensées.
— Moi je soutiens ton opinion, je pense qu’il est tout à fait possible de finir cette thèse dans les temps. On va mettre en place un planning auquel tu devras vraiment te tenir, mais comme tu t’es tenue à tous tes plannings jusqu’à présent, je n’ai aucune inquiétude. Une fois cela fait, nous allons mettre la pression pour que l’université fasse le nécessaire et t’envoie une convocation de soutenance dans les plus brefs délais.

Les engrenages administratifs

Une nouvelle fois, j’ai fait part des actions de Michel à mon ancien maître de stage de Master. Je n’attends pas de lui qu’il résolve mes problèmes mais il fait office de psychologue et me permet de prendre du recul sur la situation. Sa dernière phrase résonne encore en moi : « C’est ta thèse, c’est à toi, c’est ton sujet. Il faut que tu prennes tout cela à bras-le-corps, continue de te battre ». J’ai donc décidé de contre-attaquer et de me battre pour ma thèse en lâchant une bombe administrative auprès du directeur de l’école doctorale : une demande de changement de co-encadrant. Parce que j’en ai assez de me rendre malade à cause de ses agissements, j’en ai assez de râler dans le vide sans que cela ne change quoi que ce soit, j’en ai assez d’avoir peur et d’y laisser ma santé. À présent, je ne retiens plus les coups. Il veut du combat ? Je vais lui en donner.Je souris à la lecture des commentaires qui me font face et passe mes mains sur mon visage en une expiration profonde. Je touche au but ! Le journal auquel j’ai soumis mon article me demande de n’y apporter que quelques corrections mineures. Dans deux petits mois à peine, je les aurai finalisées, mon article sera accepté et plus personne ne pourra m’interdire de présenter ma thèse. Alors seulement je serai docteure et je pourrai enfin poursuivre ma carrière loin de l’emprise de Michel. Le directeur de l’école doctorale n’a jamais répondu à la demande de changement de direction que je lui ai envoyée, la teneur de mes propos démontrait pourtant un réel besoin de son intervention. Toutefois, à la suite de celle-ci, j’ai été convoquée à une réunion de médiation avec le directeur adjoint de mon laboratoire de rattachement.

Où est passée l’éthique de ces hommes se protégeant entre eux ?

Malgré plusieurs heures de présentation et d’échanges, la catastrophe n’a pas eu lieu. Seule une certaine tension s’est installée lors de mes remerciements car j’ai volontairement exclu toute référence à mon harceleur. Il paraît que ne pas remercier son co-directeur est le comble du manque de respect lors d’une soutenance de thèse mais je m’en fiche royalement. J’ai fait de même dans mon manuscrit de thèse où je me suis carrément permis d’ajouter un commentaire général, bien que non nominatif, adressé à Michel et ses amis tout-puissants de l’université ayant osé me reprocher un manque d’éthique alors que les agissements scandaleux et légalement répréhensibles de Michel n’ont jamais été sanctionnés. Où est passée l’éthique de ces hommes se protégeant entre eux ? Au moment où je l’ai envoyé aux rapporteurs, l’un d’eux, ami de Michel, s’est insurgé et a demandé que cette phrase n’apparaisse pas dans mon manuscrit. J’ai pu toutefois la conserver et, même si j’en doute, j’espère au fond de moi que cela permettra à Michel de se remettre en question et de se demander sincèrement ce qu’il a fait de mal et en quoi il a nui aux doctorants. J’entends la porte s’ouvrir et je me redresse fièrement lorsque les membres du jury réapparaissent. La délibération est achevée. Les yeux grands ouverts, j’entends le président faire état de la décision collégiale…
Je suis docteure.
Des applaudissements retentissent et j’expire de soulagement.
Je. Suis. #Docteure…
J’observe alors les sourires bienveillants qui me font face et me sens libérée d’un poids infini. Si seulement papa et maman étaient là pour vivre ce jour unique avec moi… Soudain, Loïc et Célia entrent dans mon champ de vision et se jettent presque sur moi. Ils me félicitent, rient et je savoure ce moment exceptionnel à leurs côtés. C’est alors qu’une vive douleur s’empare de mon bras et m’emporte loin de mes amis.
— Tu as ruiné mon couple ! Si ça s’est mal passé, c’est à cause de toi !
Mélissa vient de m’empoigner avec rage, son regard est un mélange de haine et de détresse.
— Moi je connais Michel depuis des années, il ne ferait jamais ça !, me hurle-t-elle au visage.
Ce brusque changement de contexte me déstabilise une fraction de seconde et je grimace tant sa prise sur mon bras est douloureuse. Je suppose qu’elle a pris connaissance des accusations de harcèlement moral et sexuel que j’ai exprimées à l’encontre de son mari, cet été dans ma lettre au vice-président.
Bien décidée à ne pas me laisser faire, je finis par la repousser fermement et plante mes yeux puissants dans les siens.
— Mais tu es vraiment naïve, tu ne vois rien. Parle à Loïc, parle à Célia, sors de ta bulle quoi ! Quel âge tu avais quand il t’a draguée, hein ? Et puis, tu ne vois pas que les gens fuient et ne veulent pas faire de thèse ici ? Tu ne vois pas que les gens ne veulent plus collaborer avec vous scientifiquement ? Au bout d’un moment, pose-toi les bonnes questions. Tu ne vas pas gâcher ma délivrance, fous-moi la paix !
Alors, m’efforçant d’ignorer la douleur lancinante de mon bras meurtri, je m’éloigne d’elle sans la moindre vergogne. Rien ni personne ne peut gâcher mon moment. Je suis docteure. Je suis libre.
Peu après ma soutenance, Michel a tenté d’interdire la publication de ma thèse en ligne en m’accusant de plagiat. Une enquête interne de l’université a donc été lancée contre moi mais j’ai fini par avoir gain de cause. Il m’aurait semblé plus pertinent de lancer une enquête à la suite de mes accusations de harcèlement sexuel et moral, mais l’administration n’avait visiblement pas les mêmes priorités… En parallèle, il a contacté un journal afin d’empêcher la publication d’un article que je venais de soumettre. Sans l’intervention de l’un de mes partenaires de projet, j’aurais certainement été blacklistée. En fin de compte, non seulement Michel a eu le droit d’encadrer un autre doctorant après moi mais, au vu de son âge, il a probablement obtenu l’éméritat. Tout ce que j’ai vécu et que j’ai signalé aux plus hautes instances de l’université et de l’école doctorale n’a donc servi à rien.
À présent, les rares fois où je repense à ma thèse, j’éprouve plutôt de la rancœur vis-à-vis des instances qui ne m’ont jamais aidée et qui m’ont même craché dessus alors que j’étais en détresse. Il semble exister une certaine loi du silence dans ce milieu, je suppose que cela existe aussi dans le privé. Bien sûr, j’ai conscience que ces situations ne touchent pas tous les étudiants et je ne dissuaderais jamais quelqu’un de poursuivre un Doctorat car il y a des directeurs de thèses formidables, j’en ai la preuve… Mais il faut avoir conscience de ceci : une thèse, c’est un tiers les encadrants, un tiers le sujet et un tiers le cadre de travail. Souvent, lorsque les directeurs de thèse veulent te garder, ils te font des compliments, te montrent uniquement les bons aspects et tu finis par t’engouffrer trop vite dans une thèse au risque de l’abandonner ou de la finir à l’arrache. Personnellement, si je pouvais réécrire l’histoire, je poserais un ultimatum pour changer de co-directeur dès le début des problèmes.
J’ai décidé de ne pas poursuivre de carrière dans la recherche publique. Ces trois années passées à essuyer des critiques permanentes et les pires bassesses ont fini par me traumatiser et me faire perdre confiance en mes compétences. Moi qui me suis toujours plainte d’être traitée ainsi durant mon Doctorat, j’ai fini par être embauchée en tant que simple technicienne dans un laboratoire privé à l’autre bout de la France. Heureusement, au bout d’un an et demi, j’ai retrouvé la force de me battre et ai enfin décroché un poste passionnant dans une société privée.
Aujourd’hui, je sais que rien n’est jamais acquis mais je peux affirmer une chose : je suis enfin épanouie.

De la crétinerie administrative

Le mois de septembre est déjà là et je n’ai toujours aucune nouvelle de l’école doctorale concernant mon inscription, alors que mon contrat est censé débuter la semaine prochaine. Ma flopée d’e-mails restée lettre morte, j’ai pris la décision de me présenter directement au bureau de la secrétaire pour accélérer les choses.
— Bonjour Madame, je me permets de venir vous voir car je vous ai envoyé plusieurs mails concernant mon contrat doctoral, mais je n’ai reçu aucune réponse. Je suis Monsieur-
— Oui, je sais très bien qui tu es, me coupe-t-elle.
Je lance un regard surpris à mon interlocutrice renfrognée.
— Baptiste, c’est ça ? Dans l’équipe Lesellieur ?
— Heu… oui, dis-je, pris de court.
— Ton dossier est effectivement sur mon bureau depuis le mois de juin… Et je ne le signerai jamais.
J’essaie de réfléchir un instant mais je ne peux empêcher l’irritation de prendre le dessus.
— Attendez… Vous avez mon dossier depuis le mois de JUIN et ce n’est qu’aujourd’hui que vous me dites que vous refusez de le signer ? Mais… je peux savoir pourquoi ?!
Elle me répond dans la foulée d’un ton acerbe.
— Parce que l’intitulé du document est erroné. Tu as deux directeurs de thèse, donc le titre de ton contrat ne doit pas être « contrat doctoral » mais « contrat doctoral en co-direction ».
Ma mâchoire pend d’effarement.
— Mais tous les articles de loi, tous les documents que je vous ai fournis… tout est bien correct ?
— Oui.
— Mais alors, c’est quoi qui va pas ?!, dis-je à bout de nerfs.
— C’est juste l’en-tête.
Je la dévisage, soufflé par tant de crétinerie administrative.
— Donc tu refais tout, m’assène-t-elle.
— Quoi ?! Mais je suis censé commencer mon projet dans quelques jours, je fais comment ?
Elle croise les bras et sa mine amère défie ma déconfiture.
— Ho, je connais très bien ton chef et c’est pas la première fois qu’il me pose des problèmes. Si t’es pas content, t’as qu’à lui dire de venir, me crache-t-elle.
Je n’en crois pas mes oreilles. Louis est tellement odieux avec la Terre entière qu’il a réussi à se mettre à dos la secrétaire administrative de l’école doctorale. Et celle-ci est tellement aigrie qu’elle est prête à me faire payer pour lui. Mais c’est quoi cette université où les clans se tirent dans les pattes sans se soucier des dommages collatéraux ?!

Comment fait-on pour se sentir intégré dans un milieu élitiste sans la reconnaissance de la personne qui nous juge, celle qui représente la réussite, l’excellence intellectuelle ?

À la suite des formations obligatoires effectuées à l’université de Perpète-lès-Olivettes, et sur conseils des secrétaires du laboratoire, j’ai rempli une demande de remboursements de frais professionnels. De toute évidence, au vu des yeux exorbités de rage me faisant face, c’était une mauvaise idée. Je sens mon ventre se nouer et mon cœur s’accélérer mais je refuse de me laisser intimider. J’ai trente ans et l’infantilisation n’est clairement pas ma tasse de thé. Tant bien que mal, je reprends ma contenance et plante mes yeux dans les siens.
— Si tu as des questions d’un point de vue administratif, tu as le secrétariat, dis-je alors. Mais tu aurais peut-être dû te poser la question avant de m’inscrire là-bas. Parce que oui, je te coûte trente euros par jour en repas, mais est-ce que tu t’es posé la question de combien je t’ai fait économiser à dormir par terre pendant quinze jours chez mon pote au lieu d’aller à l’hôtel comme tout le monde ? Comme toi ?
Un sursaut de confiance me prend et je libère ma rancœur jusque-là poliment sous contrôle.
— Franchement je comprends que ça t’embête, mais sérieux… va-t’en, parce que je suis vraiment énervé de la façon dont tu viens de me parler, là.
Ses yeux hargneux semblent surpris.
— Très bien, grogne-t-il, mais étant donné que tu me coûtes de l’argent, tu as vraiment intérêt à te mettre à bosser.
Un crochet dans l’estomac m’aurait fait moins mal. Comment ose-t-il me balancer ça à la figure ? Je me tue à la tâche tous les jours depuis six mois ! SIX MOIS que je mets ma vie entre parenthèses parce qu’il n’a pas été fichu de me pondre un sujet de thèse concret.
Fatigué, à bout de nerfs, je suis incapable de contenir mon énervement.
— Mais tu crois que je fais quoi ? Que je me touche la bite depuis six mois ?!
Ma vulgarité soudaine le surprend visiblement et il fait un pas en arrière. Quoi ? C’est le mot « bite » qui te choque ? T’es encore gêné parce que je suis homo, c’est ça ?
— Tu as très bien compris ce que je veux dire, répond-il froidement. Oui tu travailles, mais il faut que tu produises pour des publications.
— Mais ça ne fait que quelques mois que je suis là !, dis-je, effaré. J’ai même pas de sujet de thèse et tu veux que je te fournisse des résultats publiables ? Moi, qui n’ai que six mois d’expérience dans la recherche alors que toi tu es là depuis des années ? Tu te rends compte de la pression que tu mets sur mes épaules ? C’est… monstrueux.

De la solitude

J’ai coupé les ponts avec presque tous mes amis. Mes semaines et mes weekends se résument à une seule chose : ma thèse. Je n’ai plus de temps pour personne. Lorsqu’on m’invite à déjeuner ? Je décline car je suis au labo. Lorsqu’on m’invite à une soirée ? Je décline car je suis crevé. À cela s’ajoutent mes astreintes obligatoires du weekend à l’animalerie. Je travaille tous les jours, tout le temps, et lorsque je ne suis pas au labo, c’est le labo qui est dans ma tête. Chaque semaine, il ne me tarde qu’une chose : retourner préparer des burgers. Ces cinq petites heures le samedi matin sont pour moi une oasis dans la tension continue qu’est devenue ma vie professionnelle. Là-bas, malgré le bruit, la chaleur et l’odeur de friture, je me sens libéré de toute pression. Jamais je n’aurais imaginé que mes conditions de travail dans la restauration rapide seraient meilleures que dans la recherche…
Aujourd’hui n’est pas différent des autres jours. Je suis éreinté, Louis n’est jamais satisfait. Quoi que je fasse, quoi que je dise, c’est nul ou insuffisant. J’en suis à ma septième répétition d’expérience et il refuse toujours de croire en mes résultats. Je ne me souviens pas de la dernière fois où je me suis senti relaxé, où j’ai souri de façon sincère… où j’ai pris Augustin dans mes bras.
Les yeux perdus dans le vide, j’observe mon assiette alors que Louis fait part de son expérience de directeur de recherche au reste de l’assemblée.
— Non mais je vous le dis, d’expérience les Chinois ils sourient tout le temps mais sont capables de rien. Les Indiens c’est les mêmes ! Ils te font « oui-oui » de la tête mais il faut toujours faire gaffe parce qu’ils font le contraire de ce qu’ils disent.
J’avais oublié pourquoi je ne voulais plus déjeuner avec lui. Son racisme et sa misogynie assumés avaient fini par entamer ma bonne humeur.
— Vraiment, c’est dur de trouver des gens compétents. Elle, par exemple, dit-il en désignant une jeune femme au loin, c’est une bonne à rien. Si elle est là, c’est parce qu’elle a couché avec le chef d’équipe.
En temps normal, j’imaginerais une flopée de blagues pour détendre l’atmosphère mais je me suis promis de ne plus faire d’humour en présence de Louis, et même si combattre mon naturel n’est pas une mince affaire, je me dois de tenir bon. Il faut que je paraisse sérieux afin que les chercheurs seniors ne me considèrent plus comme un raté qui a obtenu un contrat doctoral par hasard, mais bien comme un scientifique rigoureux et compétent. Louis m’a bien fait comprendre que je n’avais pas les codes de ce milieu, que je n’avais pas le même niveau social que lui. Moi, je vais lui prouver que je suis digne d’être ici.

Parfois la restauration rapide est moins précaire qu’un contrat doctoral

Mon manager m’invite à entrer dans son bureau alors que le brouhaha étouffé de la salle de restauration résonne dans l’escalier. J’ai bien réfléchi à ma situation et suis parvenu à la conclusion que je devais mettre un terme à mon contrat ici. C’est un véritable crève-cœur pour moi mais la pression due à ma thèse accapare toute mon existence et, bien que salvatrices pour mon esprit, ces cinq heures hebdomadaires sont trop intenses pour mon pauvre corps.
— Tu n’as pas à démissionner.
Sa voix douce n’en est pas moins directe.
— Tu préfères une rupture conventionnelle ?
Il secoue la tête et me sourit amicalement.
— Non, ce que je veux dire c’est que, si tu le souhaites, je peux te faire un congé sans solde d’un an. Ça t’évitera de perdre ton ancienneté et te permettra de revenir après… quand tu iras mieux.
Je le regarde, bouche bée, j’ai envie de pleurer. Longtemps j’ai été précaire. Durant des années, j’ai eu le sentiment que seules de longues études me permettraient de sortir de cette condition et bien vite l’université m’a vendu la magie du Doctorat, Saint Graal de tous les diplômes. Pourtant, à bien y réfléchir, je n’ai jamais été précaire dans ce fast-food. Je dévisage mon manager et une révélation s’impose soudain à moi : la restauration rapide est moins précaire qu’un contrat doctoral… Le temps semble s’étirer alors que je vois toutes mes certitudes sur l’emploi voler en éclats. Oui c’est un environnement clairement particulier, oui le manque de stimulation intellectuelle m’a souvent pesé et oui ce n’est pas « stylé », mais en fin de compte je n’y ai jamais été précaire. J’ai toujours reçu mon salaire en temps et en heure, j’ai toujours eu une excellente mutuelle, mes perspectives d’évolution ont toujours été concrètes et… mon manager a toujours pris soin de moi. Cette équipe n’est peut-être pas représentative de l’ensemble de ce grand groupe mais, même si ce n’est clairement pas parfait, je réalise enfin ma chance de travailler dans un cadre aussi protégé et avec des gens si bienveillants.

De l’art du réseau et de la survie

— On a fait un nouveau contrat pour le brevet, à la demande du directeur de l’équipe de chimie. Tu peux le signer pour lancer la procédure, s’il te plaît ?
J’observe Louis, sa politesse forcée, couplée à son impatience, éveille en moi une certaine méfiance.
— Pourquoi est-ce qu’il faut tout refaire, il y avait un problème avec le premier contrat ?, dis-je, suspicieux.
— Non, c’est juste que… écoute, le directeur de l’équipe de chimie m’a écrit. Il trouve inacceptable qu’un étudiant en thèse ait plus de parts que lui dans le brevet. Du coup on a apporté quelques modifications au contrat, mais ça ne change rien au projet en lui-même.
Estomaqué, je saisis le document et le scanne frénétiquement à la recherche des nouvelles parts annoncées.
— DIX POUR CENT ?! Tu me fais passer de trente à dix pour cent alors que c’est moi qui ai fait toutes les expériences ? Mais c’est une blague ?! C’est moi qui ai découvert l’efficacité de la molécule, c’est moi qui me suis tué à la tâche pendant presque deux ans alors que toi tu ne me croyais pas ! Mais pourquoi tu fais ça ?
Il soupire.
— C’est le réseau, c’est tout. Et puis c’est un directeur d’équipe, il a une implication intellectuelle supérieure à la tienne, je suis sûr que tu comprends.
Un millier d’émotions semblent se battre en moi. Tantôt affolé, dégoûté, énervé, je me sens tout simplement manipulé et refuse de l’accepter.
— Mais c’est moi qui ai tout fait… Étudiant ou pas, c’est moi le découvreur !
— Oui, mais c’est comme ça, répond-il, impassible.
Il ne semble pas énervé mais sa voix est sans appel. Je dois me plier à l’exigence du directeur de l’équipe de chimie car il fait partie de son réseau et rien ne rivalise avec le réseau.
Il me laisse seul avec les papiers à signer et j’ai envie de tout casser. Comment osent-ils, tous ces roitelets cireurs de pompes, comment osent-ils me dépouiller de ma découverte ? Ils veulent jouer à qui a la plus grosse ? Ils pensent que je vais m’écraser car mon diplôme en dépend ? Et bien qu’ils aillent se faire voir avec leur brevet, l’article en premier auteur que je prépare avec l’équipe américaine m’assure déjà le diplôme. Je ne lâcherai rien.
Une heure s’est peut-être écoulée lorsque je me décide à écrire un e-mail à Louis.
« Tu as peut-être le pouvoir de favoriser ton réseau, mais tous les résultats sont dans mon cahier de laboratoire. Donc, soit on valide le contrat initial avec mes trente pour cent de parts, soit je fais valoir mes droits de découvreur et m’oppose à l’utilisation de mes propres résultats pour ce brevet. »
J’ai peut-être perdu ma joie de vivre depuis que je suis ici mais il me reste encore un minimum de dignité.

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