« Depuis que j’ai quitté le Liban pour m’installer en France, que de fois m’a-t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde, si je me sentais » plutôt français « ou » plutôt libanais ». Je réponds invariablement : « L’un et l’autre! » Non par quelque souci d’équilibre ou d’équité, mais parce qu’en répondant différemment, je mentirais. Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c’est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles. C’est cela mon identité ? »
Partant d’une question anodine qu’on lui a souvent posée, Amin Maalouf s’interroge sur la notion d’identité, sur les passions qu’elle suscite, sur ses dérives meurtrières. Pourquoi est-il si difficile d’assumer en toute liberté ses diverses appartenances? Pourquoi faut-il, en cette fin de siècle, que l’affirmation de soi s’accompagne si souvent de la négation d’autrui? Nos sociétés seront-elles indéfiniment soumises aux tensions, aux déchaînements de violence, pour la seule raison que les êtres qui s’y côtoient n’ont pas tous la même religion, la même couleur de peau, la même culture d’origine? Y aurait-il une loi de la nature ou une loi de l’Histoire qui condamne les hommes à s’entretuer au nom de leur identité?
« Une vie d’écriture m’a appris à me méfier des mots. Ceux qui paraissent les plus limpides sont souvent les plus traîtres. L’un de ces faux amis est justement « identité ». Nous croyons tous savoir ce que ce mot veut dire, et nous continuons à lui faire confiance même quand, insidieusement, il se met à dire le contraire… »
« L’identité de chaque personne est constituée d’une foule d’éléments qui ne se limitent évidement pas à ceux qui figurent sur les registres officiels. Il y a, bien sur, pour la grande majorité des gens, l’appartenance à une tradition religieuse ; à une nationalité, parfois deux ; à un groupe ethnique ou linguistique ; à une famille plus ou moins élargie ; à une profession ; à une institution ; à un certain milieu social…mais la liste est bien plus longue encore, virtuellement illimitée : on peut ressentir une appartenance plus ou moins forte à une province, à un village, à un quartier, à un clan, à une équipe sportive ou professionnelle, à une bande d’amis, à un syndicat, à une paroisse, à une communauté de personne ayant les même passions, les mêmes préférences sexuelles, les mêmes handicaps physiques, ou qui sont confrontées aux mêmes nuisances. Toutes ces appartenances n’ont évidemment pas la même importance, en tout cas pas au même moment. Mais aucune n’est totalement insignifiante. Ce sont les éléments constitutifs de la personnalité, on pourrait presque dire « les gènes de l’âme », à condition de préciser que la plupart ne sont pas innés. Si chacun de ces éléments peut se rencontrer chez un grand nombre d’individus, jamais on ne retrouve la même combinaison chez deux personnes différentes, et c’est justement celui qui fait la richesse de chacun, sa valeur propre, c’est ce qui fait que tout être est singulier et potentiellement irremplaçable »
« Il arrive qu’un accident, heureux ou malheureux, ou même une rencontre fortuite, pèse plus lourd dans notre sentiment d’identité que l’appartenance à un héritage millénaire. Imaginons le cas d’un Serbe et d’une Musulmane qui se seraient connus, il y a vingt ans, dans un café de Sarajevo, qui se seraient aimés, puis mariés. Plus jamais ils ne pourront avoir de leur identité la même perception qu’un couple entièrement serbe ou entièrement musulman : leur vision de la foi, comme de la patrie, ne sera plus la même. Chacun d’eux portera toujours en lui les appartenances que ses parents lui ont léguées à sa naissance, mais il ne les percevra plus de la même manière, il ne leur accordera plus la même place. Ne quittons pas encore sarajevo. Restons-y, en pensée, pour une enquête imaginaire. Observons, dans la rue, un homme d’une cinquantaine d’années. Vers 1980, cet homme aurait proclamé : « je suis yougoslave ! », fièrement, et sans état d’âme ; questionné d’un peu plus prés, il aurait précisé qu’il habitait la République fédérée de Bosnie-herzégovine, et qu’il venait, incidemment, d’une famille de tradition musulmane. Le même homme, rencontré douze ans plus tard, quand la guerre battait son plein, aurait répondu spontanément, et avec vigueur : « je suis musulman !» peut-être s’était-il même laissé pousser la barbe réglementaire. Il aurait aussitôt ajouté qu’il était bosniaque, et n’aurait guère apprécié qu’on lui rappelât qu’il s’affirmait naguère fièrement yougoslave. Aujourd’hui, notre homme, interrogé dans la rue, se dirait d’abord bosniaque, puis musulman ; il se rend justement à la mosquée, préciserait-il : mais il tient aussi à dire que son pays fait partie de l’Europe, et qui espère le voir un jour adhérer à l’Union… »
« Les appartenances qui comptent dans la vie de chacun ne sont d’ailleurs pas toujours celles, réputées majeures, qui relèvent de la langue, de la peau, de la nationalité, de la classe ou de la religion. Prenons le cas d’un homosexuel italien à l’époque du fascisme. Pour lui, cet aspect spécifique de sa personnalité avait son importances, j’imagine, mais pas plus que son activité professionnelle, ses choix politiques, ou ses croyances religieuses. Soudain, la pression étatique s’abat sur lui, il se sent menacé d’humiliation, de déportation, de mort. Cet homme, donc, qui avait été, quelques année auparavant, patriote, et peut-être nationaliste, ne pouvait désormais plus se réjouir en voyant défiler les troupes italiennes, sans doute même en vint-il à souhaiter leur défaite. A cause de la persécution, ses préférences sexuelles allaient prendre le pas sur ses autres appartenances, éclipsant même l’appartenance nationale qui atteignait pourtant, à l’époque, son paroxysme. C’est seulement après la guerre, dans une Italie plus tolérante, que notre homme se serait nouveau senti pleinement italien. »
« …Et très tôt aussi, à la maison comme à l’école ou dans la rue voisine, surviennent les premières égratignures. Les autres lui font sentir, par leurs paroles, par leurs regards, qu’il est pauvre, ou boiteux, ou petit de taille, ou haut sur pattes, ou basané, ou trop blond, ou circoncis, ou non circoncis, ou orphelin— ces innombrables différences, minimes ou majeures, qui tracent les contours de chaque personnalité, forgent les comportements, les opinions, les craintes, les ambitions, qui souvent s’avèrent éminemment formatrices mais qui parfois blessent pour toujours. Ce sont ces blessures qui déterminent, à chaque étape de la vie, l’attitude des hommes à l’égard de leurs appartenances, et la hiérarchie entre celles-ci. Lorsqu’on a été brimé à cause de sa religion, lorsqu’on a été humilié ou raillé à cause de sa peau, ou de son accent, ou de ses habits rapiécés, on ne l’oubliera pas. J’ai constamment insisté jusqu’ici sur le fait que l’identité est faite de multiples appartenances ; mais il est indispensable d’insister tout autant sur le fait qu’elle est une, et que nous la vivons comme un tout. L’identité d’une personne n’est pas une juxtaposition d’appartenances autonomes, ce n’est pas un « patchwork », c’est un dessin sur une peau tendue ; qu’une seule appartenance soit touchée, et c’est toute la personne qui vibre. »
Les Identites Meurtrieres [9782253150053] – 60,00Dhs : LivreMoi.ma, Votre Librairie au Maroc.
Un livre dont je garde la référence car d’une part j’aime beaucoup les livres de Maalouf et le sujet est plus que d’actualité, le repli identitaire est dangereux et souvent source de violence, d’intolérance . A lire donc
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Un fan de plus, chouette! Tout est bon chez Maalouf, n’est ce pas?
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[…] religion est mon identité, je suis musulman avant d’être marocain, avant de devenir immigré; l’islam est mon […]
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J’ai trouvé enfin ma prochaine lecture ! Je compte prendre du plaisir en le lisant
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Ça a été mon cas! Je passe de si bons moments avec lui…ça réconcilie avec l’arabofrancophonie:)
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Tout à fait daccord avec vous tous, j’ai commencé à cherché toutes ses oeuvres depuis qu’on m’avait offert Leon l’africain ya une dizaine d’année en cadeau.
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Leon wa man la ya3rifouh:)) un chef-d’oeuvre incontournable à lire et à relire!
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