Monsieur Haneda était le supérieur de monsieur Omochi, qui était le supérieur de monsieur Saito, qui était le supérieur de mademoiselle Mori qui était ma supérieure. Et moi, je n’étais la supérieure de personne. On pourrait dire les choses autrement. J’étais aux ordres de mademoiselle Mori, qui était aux ordres de monsieur Saito, et ainsi de suite, avec cette précision que les ordres pouvaient, en aval, sauter les échelons hiérarchiques. Donc, dans la compagnie Yumimoto, j’étais aux ordres de tout le monde…
Amélie, une jeune femme belge, vient de terminer ses études universitaires. Sa connaissance parfaite du japonais, langue qu’elle maîtrise pour y avoir vécu étant plus jeune, lui permet de décrocher un contrat d’un an dans une prestigieuse entreprise de l’empire du soleil levant, la compagnie Yumimoto : « L’argent, chez Yumimoto, dépassait l’entendement humain. A partir d’une certaine accumulation de zéros, les montants quittaient le domaine des nombres pour entrer dans celui de l’art abstrait. ». Fascinée par la hiérarchie d’entreprise japonaise, précise et méthodique, la jeune femme l’est d’autant plus par sa supérieure directe, l’intrigante et fière Mademoiselle Mori. Pourtant, Amélie va rapidement déchanter à la découverte d’une culture qu’elle ne connaît absolument pas : « J’étais consciente de cette injustice et pourtant je m’y soumettais à fond. Les attitudes les plus incompréhensibles d’une vie sont souvent dues à la persistance d’un éblouissement de jeunesse : enfant, la beauté de mon univers japonais m’avait tant frappée que je fonctionnais encore sur ce réservoir affectif. ». D’erreurs en maladresses et en échecs, commence alors pour elle, comme dans un mauvais rêve, la descente inexorable dans les degrés de la hiérarchie, jusqu’au rang de surveillante des toilettes, celui de l’humiliation dernière : « Petite, je voulais devenir Dieu. Très vite, je compris que c’était trop demander et je mis un peu eau bénite dans mon vin de messe : je serais Jésus. J’eus rapidement conscience de mon excès d’ambition et acceptai de « faire » martyre quand je serais grande. Adulte, je me résolus à être moins mégalomane et à travailler comme interprète dans une société Japonaise. Hélas, c’était trop bien pour moi et je dus descendre un échelon pour devenir comptable. Mais il n’y avait pas de frein à ma foudroyante chute sociale. Je fus donc mutée au poste de rien du tout. Malheureusement, j’aurais dû m’en douter, rien du tout, c’était encore trop bien pour moi. Et ce fut alors que je reçus mon affectation ultime : nettoyeuse de chiottes. ». Une course absurde vers l’abîme où l’humour percutant d’Amélie Nothomb fait mouche à chaque ligne.
L’adaptation du roman:
Passages choisis:
» S’il faut admirer la Japonaise, et il le faut, c’est parce qu’elle ne se suicide pas. On conspire contre son idéal depuis sa plus tendre enfance. On lui coule du plâtre à l’intérieur du cerveau : « Si à vingt-cinq ans tu n’es pas mariée, tu auras de bonnes raisons d’avoir honte », « si tu ris, tu ne seras pas distinguée », « si ton visage exprime un sentiment, tu es vulgaire », « si tu mentionnes l’existence d’un poil sur ton corps, tu es immonde », « si un garçon t’embrasse sur la joue en public, tu es une putain », « si tu manges avec plaisir, tu es une truie », « si tu éprouves du plaisir à dormir, tu es une vache »… Ces préceptes seraient anecdotiques s’ils ne s’en prenaient pas à l’esprit. Car, en fin de compte, ce qui est assené à la Nippone à travers ces dogmes incongrus, c’est qu’il ne faut rien espérer de beau. N’espère pas jouir, car ton plaisir t’anéantirait. N’espère pas être amoureuse, car tu n’en vaux pas la peine : ceux qui t’aimeraient, t’aimeraient pour tes mirages, jamais pour ta vérité. N’espère pas que la vie t’apporte quoi que ce soit, car chaque année qui passera t’enlèvera quelque chose. N’espère pas même une chose aussi simple que le calme, car tu n’as aucune raison d’être tranquille. «
» Les parents se permettent les plus délicats lyrismes quand il est question de nommer une fille. En revanche, quand il s’agit de nommer un garçon, les créations onomastiques sont souvent d’un sordide hilarant. Ainsi, comme il était on ne peut plus licite d’élire pour prénom un verbe à l’infinitif, monsieur Saito avait appelé son fils Tsutomenu, c’est-à-dire « travailler ». Et l’idée de ce garçonnet affublé d’un tel programme en guise d’identité me donnait envie de rire. J’imaginais, dans quelques années, l’enfant qui rentrerait de l’école et à qui sa mère lancerait : « Travailler ! Va travailler ! » Et s’il devenait chômeur ? «